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Génocide arménien de 1915 : l’histoire va-t-elle se répéter ?

Génocide arménien de 1915 : il y a urgence, à l’heure où les bruits de bottes se font de nouveau entendre en Arménie et dans le Haut-Karabakh.

Copyright des photos A. Bordier et G. Kechmanian

Qui peut oublier le 24 avril 1915 ? Qui veut rester dans le déni du génocide ? A Bucarest, le temps est à la commémoration. Gilbert Kechmanian, un entrepreneur, explique qu’il ne peut « oublier le génocide ». Avec d’autres Arméniens, il a répondu présent à l’invitation de Mgr Datev Hagopian, le Primat des Arméniens de Roumanie. Immersion dans une page récente des plus sanglantes et des plus sombres de l’histoire de l’humanité. Il y a urgence, à l’heure où les bruits de bottes se font de nouveau entendre en Arménie et dans le Haut-Karabakh.  

A Erevan, la capitale de l’Arménie – ce petit pays que j’appelle confetti en raison de sa taille et de sa fragilité – chaque année, ils sont des centaines de milliers à se rendre en pèlerinage à Tsitsernakaberd, ce haut-lieu du Mémorial et du Musée-Institut du Génocide Arménien, qui se situe sur les hauteurs de la capitale. Ils s’y rendent comme en pèlerinage, car la terre arménienne est une terre de chrétiens, une terre de martyrs depuis l’an 301. Elle est entourée de pays voisins, à l’ouest et à l’est, par la Turquie et l’Azerbaïdjan, qui voudraient réaliser leur rattachement à ses dépens.

« Le 24 avril 1915, c’est le début du génocide des Arméniens d’Anatolie et de Cilicie, ces régions du centre, de l’est et du sud de l’actuelle Turquie, qui, à l’époque, font partie de l’Empire ottoman où vivent entre deux et trois millions de nos ancêtres », explique Mgr Datev Hagopian. Pour lui, « le génocide est un processus qui n’est pas terminé ». Il s’attend, donc, au pire.

« Nous nous souvenons des pires heures de notre histoire récente »

Depuis 2011, il est l’archevêque de Bucarest, le Primat de l’Eglise Apostolique Arménienne, qui s’étend jusqu’aux Balkans en passant par la Bulgarie. Pour lui, et pour toute sa communauté, qui représente plusieurs centaines de milliers de personnes, ce 23 avril est une journée des plus importantes. Un dimanche pas comme les autres. « Le dimanche, c’est normalement un jour de fête, mais là, nous nous souvenons des pires heures de notre histoire récente. Je serai, demain, en Bulgarie, à Sofia, pour commémorer ce jour où les ténèbres ont recouvert une partie de notre humanité et ont voulu nous faire disparaître. » Assis, dans son salon orné d’icônes, d’œuvres et de tableaux religieux qui invitent à l’élévation de l’âme, le moment est venu de se plonger dans une histoire qui a 108 ans. Après la Messe, qui vient d’être célébrée en la mémoire des Martyrs du génocide, après la cérémonie d’hommage devant le khatchkar, après la conférence sur « Les Arméniens cachés de Turquie », qui vivent secrètement leur identité arménienne, de peur d’être de nouveau massacrés, l’archevêque raconte. Il ouvre le livre de l’histoire récente des Arméniens. Une histoire des plus édifiantes et des plus sanglantes.

Il est entouré d’Avedis Hadjian, le conférencier du jour, qui est venu tout droit de Venise présenter ses travaux sur ces Arméniens cachés de Turquie. Son livre s’intitule : La Nation secrète. Pendant trois ans, cet écrivain-voyageur, en vrai archéologue de l’histoire, a parcouru toute la Turquie en quête des survivants cachés, parfois muselés, souvent convertis de force. Gilbert Kechmanian, ce Français installé en Roumanie depuis quelques années, entrepreneur dans l’immobilier, est venu les soutenir et les écouter attentivement, entouré de ses deux filles (sur trois). Il plonge ses racines arméniennes dans Constantinople. Il a cœur à transmettre son histoire…

Dans la nuit du 24 au 25 avril 1915

« Tout s’est passé très vite », raconte le Primat. En effet, lors de cette terrible nuit du 24 avril, le ministre de l’Intérieur Talaat Pacha, du gouvernement des Jeunes-Turcs – un mouvement révolutionnaire et nationaliste au pouvoir – déclenche l’arrestation des premières victimes de ce génocide à grande échelle. « Dans un premier temps, ils ont arrêté des intellectuels, des évêques, des prêtres, des avocats, des journalistes, des artistes, des entrepreneurs et des députés », détaille avec précision l’archevêque, comme s’il revivait cette triste nuit. Plusieurs centaines de personnes sont arrêtées, dont le célèbre moine-compositeur Komitas. Dans les jours qui suivent, le plan d’arrestation s’étend au-delà de Constantinople. Des arrestations se déroulent très mal, et les premiers résistants sont passés par le fil de l’épée. Ceux qui se rebellent sont exécutés, dans le dernier souffle d’une seconde de vie, devant leurs familles, leurs proches en sursis. Komitas est enfermé dans la prison de Constantinople, la capitale de l’Empire (aujourd’hui Istanbul). Puis, le génocide s’accélère avec son lot démultiplié d’arrestations, de crimes barbares, de massacres, de pillages et de spoliations. Il se poursuit méthodiquement, maison après maison, quartier après quartier, village après village, ville après ville. Quelques poches se remplissent de résistants héroïques, notamment, dans les environs de Van. Mais que faire face à un rouleau compresseur ? Ces résistances sont vite stoppées, au double-tranchant des sabres ottomans et kurdes. Les Kurdes ? Oui, le pouvoir leur a fait miroiter les trésors cachés des Arméniens. Mais, eux-mêmes, auront, bientôt, leur nom sur cette triste liste mortifère, où le mot GENOCIDE s’écrit en lettres de sang. 

En pleine Première Guerre mondiale, et en plein débarquement des Alliés dans les Dardanelles – cette bataille sera une défaite pour ces-derniers, elle va durer près d’un an – l’alignement des planètes funestes donnent le feu vert aux Ottomans pour opérer ces massacres à grandes échelles. Le couperet s’abat, sur les autres communautés chrétiennes : grecques, maronites, syriaques, etc.

Les Arméniens se défendent au corps-à-corps

Il n’y a pas que les 23 000 Arméniens de la ville de Van (près du lac du même nom, à l’est de l’Empire) qui se sont défendus avec héroïsme contre les déportations et les spoliations du gouvernement des Jeunes-Turcs. Dans toute la région du grand lac, près de 150.000 arméniens sur 200.000 vont survivre. Ils survivront en suivant les troupes russes, qui arrivent à faire des percées en territoire ennemi et à se retirer de l’autre côté de la frontière, en Russie et en Arménie.

« A plusieurs reprises, l’armée russe a envahi l’Empire ottoman, et, s’est retirée. A chaque fois des Arméniens ont suivi ce va-et-vient des troupes pour, soit se réinstaller, soit récupérer une partie de leurs biens. » Mgr s’interrompt un instant et sort de son salon. Il revient avec un ouvrage volumineux, fruit de plusieurs années de travaux collectifs. C’est un ouvrage sur les Arméniens de Roumanie. Des survivants !

Au milieu des siens

Il veut parler d’un autre sujet. Puis, il montre des photos. Sur l’une d’elle, on le voit en tenue militaire, en treillis, entouré de jeunes soldats l’arme au poing. Il est au milieu des siens…en péril.

« Oui, le génocide n’est pas terminé. Et, j’ai fait la guerre en 2016 et en 2020, dans le Haut-Karabakh. Mes armes à moi ? Mes pensées, ma présence auprès des jeunes soldats, mes prières. » Sur les photos de son portable, on le voit célébrer la Messe. Un évêque au cœur de l’horreur. On se rappelle alors ces aumôniers militaires, qui, dans les tranchées de 14-18, risquaient leur vie pour apporter la Bonne Nouvelle, le réconfort d’un Pater, et, parfois le Corps du Christ, la sainte Ostie. Idem, pendant la Seconde Guerre mondiale. Et, là, Mgr Hagopian prend son courage à deux mains jointes, et il y va…Où ? Au front ! Il quitte la Roumanie avec l’accord du Patriarche, Sa Sainteté Karekine II.

Ils ont entre 18 et 25 ans. Lui, a fait ces deux guerres, comme un frère, un père qui se tient debout et à genoux, comme une bougie, petite flamme allumée dans la nuit. En 2016, c’est la guerre dite de 4 jours, et en 2020, celle de 44 jours, où les Arméniens de l’enclave du Haut-Karabakh ont perdu 70% de leur territoire. Ils se font laminer, tapissés au sol, par les bombes larguées par ces foutus drones. Leur chair, leurs os, leur sang ne fait plus qu’un avec la terre, leur terre.

Face aux pétro-dollars et aux drone turcs, les jeunes Arméniens ne pouvaient opposer que leurs bravoures, leur jeunesse et leurs signes de croix. Cela n’a pas suffi. « Ils se sont défendus et ont perdu la vie, si jeunes… »

100% Arménien, 100% Européen et 100% Irakien

Nous abordons un autre sujet. Celui de ses années de vie en Europe. Cet archevêque à la barbe fine, poivre-sel, et au regard clair, à la poignée franche et discrète à la fois, évoque son parcours. Il ressemble à celui d’un diplomate en soutane. Il est comme une passerelle posée entre l’Arménie et l’Europe. « J’ai vécu 25 ans en Europe : en Suisse, en Belgique, en France et aux Pays-Bas. J’ai, toujours, lu la littérature européenne. Et, je suis, aujourd’hui, déçu. Très. Le plus important pour l’Europe, maintenant, c’est l’énergie. L’énergie a remplacé la diplomatie. Notre histoire commune ne les intéresse plus, car elle ne produit aucune ressource énergétique. Le génocide arménien, encore moins. Ne parlons pas de la question du Haut-Karabakh, du blocus des 120.000 Arméniens, et de la cause de l’Artsakh… » (république auto-proclamée, qui n’est, toujours pas, reconnue internationalement).

Son regard embué, il change de sujet et parle de ses origines. Il a compris qu’il ne pouvait pas résister face aux contrats d’énergie signés par l’Europe avec l’Azerbaïdjan, ennemi d’hier, d’aujourd’hui et de demain. L’Azerbaïdjan est devenu pour l’Europe, l’ami publique n°1.

Né dans les années 60, le jeune Datev est un Irakien de Mossoul. Il a eu la vocation très tôt. « A l’âge de 12 ans, je vois pour la première fois l’Arménie. Et, je rentre au petit-séminaire d’Etchmiadzine », la cité sainte de l’Eglise apostolique arménienne, l’équivalent du Vatican pour les Arméniens apostoliques. En 1993, il est ordonné prêtre à Bagdad, dans la cathédrale Saint-Grégoire l’Illuminateur…en pleine guerre. On comprend mieux, son courage, sa force et sa présence au milieu des soldats. Lui, qui a vécu sous les bombes, les déteste. Il n’a de haine envers personne, si ce n’est envers elles. Ensuite, il pose les pieds en France, en 1999. Il est, exactement, à Saint-Etienne, où il tombe amoureux des…Verts !

Vivre l’arménité, vivre l’humanité

Il se lève de nouveau et montre deux œuvres d’art qui représentent l’arche de Noé et le Mont Ararat. « Vous voyez, c’est cela l’arménité. Nous sommes le premier peuple. Nous sommes comme la porte de l’humanité et du christianisme. » Il fait référence à la Bible. C’est son livre de chevet. Lui, qui a quitté sa famille, ses parents, ses deux frères et ses deux sœurs, ressemble à un sage. L’aîné de la famille a donné sa vie. Et, au fil des commémorations et des conflits, il a vu le monde, l’Europe se refroidir, détourner son regard des biens les plus précieux : la justice, la paix, la vérité. Pourtant, il l’aime, la France. Il est Francophone. Il aime Baudelaire, Anatole France. Tel un ambassadeur, il représente l’Arménie au milieu des Stéphanois où vivent plusieurs centaines de familles d’origine arménienne. Il y apprend le français. Le nouveau millénaire lui ouvre ses portes, la Francophonie aussi.

Aux Pays-Bas, il devient le seul prêtre pour tout un pays. Entre 2006 et 2011, il y fonde une demi-douzaine de communautés et y regroupe les 25.000 âmes de son troupeau dispersé. Il est un rassembleur !

En 2011, direction la Roumanie francophone

Lui qui est né dans un pays musulman a vécu, principalement, dans des pays chrétiens, européens. En arrivant à Bucarest, en 2011, il devient évêque et accentue son goût pour la Francophonie. Car la Roumanie est restée francophone. Bucarest est, toujours, dénommée « le petit Paris ».

Ce n’est pas Gilbert Kechmanian qui le contredira. Installé depuis plusieurs années, Gilbert est né en France. Globe-trotter et autodidacte, il a parcouru le monde, et, notamment, la route la soie, jusqu’aux Indes. Puis, il a posé ses valises en Afrique, et, enfin en Roumanie. « Oui, Mgr a raison, la Francophonie est très importante pour les Arméniens. D’une part, il s’agit de célébrer l’amitié franco-arménienne, qui est plus que millénaire. Et d’autre part, ici, en Roumanie, nous sommes dans l’un des premiers pays d’accueil des Arméniens rescapés du génocide. Avec Mgr, nous travaillons à soutenir la communauté. Chaque année, nous commémorons la période douloureuse du génocide. Nous nous mobilisons pour que cela ne se reproduise plus. » Nous évoquons les conflits actuels. « N’oublions pas que nous sommes un peuple pacifique. Les conflits actuels en Arménie et dans le Haut-Karabakh doivent cesser au plus vite, car nous sommes des artisans de paix. Ce ne sont pas les peuples qui veulent la guerre, ce sont, malheureusement, leurs dirigeants. »

La Nation Secrète

Avedis Hadjian salue Mgr et Gilbert. Il repart dans quelques minutes de Bucarest pour Venise, où il vit. Ce journaliste indépendant est né à Alep en 1968. Dans les années 70, ses parents émigrent en Argentine, à Buenos Aires. Il suit les traces de son papa, journaliste et éditeur de médias. En tant que correspondant de presse, il a vécu dans de nombreux pays, en Chine, aux Etats-Unis, en Ex-URSS, etc. Il est un auteur émérite qui a voulu remonter la trace des Arméniens qui vivent encore en Turquie. En creux de ses recherches, il a découvert, tel un archéologue, leurs histoires ensevelies sous un mille-feuilles de dénis, de discriminations, d’oublis, de persécutions, de voiles. Le nettoyage ethnique poursuit son œuvre, de génération en génération.

Son livre s’intitule : La Nation Secrète. Il aurait pu l’appeler L’Identité Interdite. Il met les pieds pour la première fois en Turquie en 2011. Puis, il y retourne en 2013 et en 2014. En tout plus de 6 mois vécus sur le terrain. Son livre de 592 pages est sorti des presses de son éditeur en 2018. Il a permis à certaines familles de retrouver leur identité, leur arménité. Il est plus qu’un journaliste, un auteur. Il est devenu un homme de bonne volonté, un découvreur d’identité.

Un Ambassadeur et un Appel pour la Paix

Lors de sa conférence, où il présentait son livre devant un parterre très garni de Roumains d’origine arménienne, la présence de deux participants n’est pas passée inaperçue. Il s’agit de l’ancien ministre de l’Economie, Varujan Vosganian qui a organisé la venue de l’auteur, et de l’Ambassadeur d’Arménie en Roumanie, le Dr. Sergey Minasyan. Ce-dernier est en Roumanie depuis 5 ans. Il connaît bien le pays. « Nous sommes tous très conscients de notre rôle à jouer ici, en ce jour de commémoration. Les Arméniens sont partout, dans le monde entier. Et, nous sommes, ici, en Roumanie. Nous sommes unis et nous sommes réunis, non seulement, pour honorer la mémoire de nos ancêtres, et pour dire : “ N’oubliez jamais ”. Mais, surtout, nous sommes-là pour construire le futur. Nous devons sauvegarder notre culture, notre histoire et notre identité. » Pour lui, « la France est très importante. C’est une de nos meilleures alliées. Nous avons besoin de la France. »

La paix ?

Ensemble : le Primat, l’entrepreneur, l’auteur, l’ancien ministre, et l’ambassadeur forment les cinq doigts d’une même main qui interpelle et se lève. Ensemble, ils lancent à l’unisson un appel pour la paix : « Oui, nous lançons en ce jour de commémoration un appel pour la paix. Nous voulons la paix. Il y a urgence ! Demain, il sera trop tard… ». Cet appel est lancé à destination de la Turquie, de l’Azerbaïdjan, et du reste du monde, de l’Union Européenne et des Nations-Unies, de la France. Il est lancé alors que dans quelques semaines, la Turquie va élire son prochain président. Rendez-vous en mai et en juin, pour savoir si la paix sera au rendez-vous. Pour l’heure, 120.000 Arméniens du Haut-Karabakh sont, toujours, pris en otage de l’horrible blocus de l’Azerbaïdjan. Et, les frontières est de l’Arménie sont, encore, l’objet de bombardements épisodiques. L’Azerbaïdjan ayant déjà conquis plus de 200 km2 du territoire souverain de l’Arménie, on se demande si la paix est possible.

La paix est devenue la priorité absolue, au moment où les conflits se multiplient et où l’Europe et les Nations-Unies perdent de leur influence, tout en faisant de funestes alliances avec le gaz et le pétrole de l’Azerbaïdjan.

Rappelons-nous : il y a 90 ans, en 1933, ces mêmes ingrédients (d’alliances funestes) provoquaient l’accélération des nations vers la Seconde Guerre mondiale, et la disparition de la SDN (Société des Nations). C’est certain, l’histoire funeste semble se répéter. Il y a urgence.

Reportage réalisé par Antoine Bordier


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