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Cristina Lunghi (Arborus) : « Avec ses algorithmes biaisés et machistes, l’IA est de nature à reproduire des stéréotypes déjà existants »

Entreprendre - Cristina Lunghi (Arborus) : « Avec ses algorithmes biaisés et machistes, l’IA est de nature à reproduire des stéréotypes déjà existants »

Présidente de l’ONG Arborus, une ONG dont l’objet est la promotion des femmes aux postes décisionnels, Cristina Lunghi soutient le développement d’une intelligence artificielle inclusive. La Charte Internationale pour une IA inclusive, lancée par Arborus a déjà été signée par une centaine d’entreprises, dont Orange, L’Oréal ou encore Danone.

Quel est votre référentiel de valeurs ?

Je suis particulièrement sensible aux questions de droit, d’éthique et de justice, ma formation en droit européen étant dans le prolongement de cette aspiration naturelle.

Qu’incarne l’Union européenne à vos yeux ?

Les valeurs de l’Europe ont toujours alimenté mes réflexions. J’attache une importance toute particulière à la valeur de l’égalité qui est un principe fondamental du droit européen. La devise européenne « Unis dans la diversité » – au sens de la diversité de l’humanité – est un paradigme empreint de sens. J’ai une admiration pour l’Union européenne qui est la construction la plus aboutie sur la planète à ce jour, porteuse des valeurs les plus humanistes et démocratiques. L’Europe représente des valeurs extrêmement puissantes que j’ai transposées dans mon mode de vie personnel et dans ma vie professionnelle.

Comment avez-vous forgé cette culture de l’égalité ?

Ma conscience s’est éveillée il y a 26 ans. J’ai découvert avec stupeur un poster accroché au mur d’un bureau de la Commission européenne sur lequel la France arrivait en avant dernière place d’un palmarès des pays de l’Union européenne en matière d’égalité. Interpellée et profondément choquée par la position de la France sur le sujet, j’ai eu envie de comprendre pour agir.

En quoi l’égalité est-elle un levier pour accélérer le changement ?

Le monde est déséquilibré car les ressources humaines le sont également. Tant que la moitié de l’humanité enfermera les femmes, les tapera, les violera, les tuera et en fera des esclaves, le monde continuera d’aller mal. La folie des hommes conduit à la destruction massive de l’humanité et de l’environnement dans une spirale déraisonnée.

« Le système de domination masculine est éprouvé »

Quelles sont les conséquences d’un monde à forte dominance masculine ?

Les femmes sont l’autre moitié du ciel et l’énergie de l’autre partie de l’humanité. Nous ne pouvons espérer vivre dans un monde harmonieux en l’absence d’un équilibre préalable entre les femmes et les hommes.

J’ai affiné ma pensée sur la place des femmes au fil des années en les identifiant comme les leviers de tous les changements potentiels. Nous évoluons dans un système ultra masculin, marqué par une domination prégnante des hommes. Nous avons assisté, durant ces deux dernières années, à l’ébranlement du dernier bastion de la domination masculine que sont les violences et l’inceste. Le système de domination masculine est éprouvé, mais il reste encore beaucoup à faire sur le sujet.

Quelles est la genèse de la création d’Arborus ? Pourquoi avoir privilégié l’écosystème de l’entreprise pour faire bouger les lignes en matière d’égalité homme-femme ?

J’ai créé Arborus en 1995, une ONG, qui a pour objet la promotion des femmes aux postes décisionnels, en orientant notre action vers l’univers que je connaissais le mieux : l’entreprise. Au fil de mes expériences professionnelles, j’ai pris conscience que l’univers de l’entreprise était également celui qui offrait le plus de possibilités et de leviers pour faire avancer les choses.

Mue par la volonté de faire des bénéfices, les entreprises s’inscrivent assez naturellement dans une vision à long terme et disposent des moyens financiers leur permettant d’investir dans cette perspective. Les entreprises ont été plus promptes que les autres acteurs à comprendre que le capital humain et les équilibres femmes-hommes étaient névralgiques. Il est essentiel de ne pas se priver de l’intelligence, quelle que soit son origine (genrée, raciale ou sociale…).

Quel est le sens de la création du fonds de dotation Arborus en 2008 ?

J’ai créé ce fonds en réponse aux demandes formulées par la Commission européenne et par des entreprises telles qu’Orange et L’Oréal. Ce fonds a pour vocation de développer un référentiel standard mondial. Nous avons créé le label européen et international GEEIS (Gender Equality European & International Standard), un outil d’innovation sociale permanente permettant aux entreprises qui le souhaitent de structurer leur politique d’égalité, de diversité et d’inclusion au niveau global et de créer une culture commune de l’égalité. Cette démarche s’avère essentielle dans le monde global dans lequel nous évoluons, en proie à de multiples dangers et turpitudes. Les entreprises bénéficient ainsi d’un outil de mesure leur permettant de « benchmarker » et de savoir où elles en sont par rapport aux autres entreprises, aux autres pays, etc.

Avez-vous réussi à obtenir des avancées auprès des responsables politiques ?

Chargée de mission auprès du ministère de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances en 2006, j’avais proposé la création d’un label français « Label égalité » afin de valoriser les entreprises dans l’application de la loi et dans son surpassement. Cette idée avait reçu un accueil très positif de la ministre, Nicole Ameline.

Quelle est votre vision de l’inclusion ?

Nous encourageons une vision inclusive profondément humaniste dans laquelle les femmes et les hommes sont les deux pôles de l’humanité, mais nous allons plus loin dans notre approche en tenant compte de la singularité de ces femmes et de ces hommes qui sont plus ou moins jeunes, qui ont ou non un handicap, des orientations sexuelles, des statuts sociaux et des origines géographiques qui sont différentes.

A titre d’exemple, nous regardons les personnes en situation de handicap par le prisme femmes/hommes, alors que d’autres outils de mesure se cantonnent souvent d’étudier les personnes handicapées de manière globale.

Quelle est l’ambition du trophée GEEIS-SDG ?

Nous avons décidé d’enrichir cette approche inclusive en septembre 2019, sous l’impulsion des Nations Unies qui sont à l’origine des Objectifs du Développement Durable (ODD), en proposant aux entreprises engagées dans le GEEIS de concourir pour un trophée remis aux Nations Unies (GEEIS-SDG) visant à promouvoir l’égalité, levier de tous des changements.

Ce nouveau prix démontre le lien indissociable unissant le combat pour l’égalité entre les femmes et les hommes et les autres grands objectifs tels que la défense de la planète et l’aspiration à la paix dans le monde. Le premier raisonnement que nous devons conduire porte sur les humains, les déviances n’étant que la conséquence de la déraison humaine. Si je ne me respecte pas moi-même ni mon alter ego, il m’est impossible de respecter les autres et le monde dans lequel j’évolue.

Comment avez-vous pris consciences des dangers intrinsèques à l’intelligence artificielle ?

Alors que nous avions anticipé la révolution numérique et la transition digitale dans notre process de certification, nous avons pris conscience que l’IA était susceptible de mettre à mal et de bouleverser le travail que nous avions réalisé depuis dix années avec ce label. Avec ses algorithmes biaisés et extrêmement machistes, l’intelligence artificielle est de nature à reproduire et alimenter des travers et des stéréotypes déjà existants dans notre société.

Si l’IA a quelque chose de formidable, nous devons cependant veiller attentivement, pour éviter le pire, à ce que ce puissant outil ne devienne pas la source d’un nouveau chaos, de nature à amplifier les déséquilibres en présence. Les femmes doivent être partie prenante de cette quatrième révolution industrielle dont nous sommes aux prémices. Nous avons donc souhaité informer, sensibiliser, alerter et mettre en place des process pour encadrer cette nouvelle révolution.

« Les femmes doivent être partie prenante de cette quatrième révolution industrielle »

Comment encadrer les déviances portées par l’IA ?

Les choses se sont accélérées durant le confinement de mars 2020. Nous avons décidé de créer une charte pour sensibiliser l’ensemble des acteurs au niveau international sur les risques de l’IA en partenariat avec le groupe Orange, membre fondateur du fonds de dotation Arborus et détenteur du label GEEIS dans 17 pays. Nous avons lancé la « Charte Internationale pour une IA inclusive » au printemps 2020 avec Cedric O, Secrétaire d’Etat chargé de la Transition numérique, et sa sœur Delphine O, ambassadrice et secrétaire générale de la Conférence mondiale de l’ONU sur les femmes. Le label GEEIS-AI a vu le jour cet été afin de lutter contre les biais et stéréotypes en promouvant la diversité, l’usage responsable et le développement de l’IA.

Nous célébrerons prochainement le premier anniversaire de cette charte lancée dans un esprit très positif en proposant à ceux qui souhaitaient aller plus loin dans les process de mettre en place des outils de mesures, de créer des comités éthiques et d’être auditées par Bureau Veritas Certification.

Quelle est l’ambition de la manifestation que vous organisez à Bercy entre le 30 juin et le 2 juillet ?

Nous l’organisons avec le groupe Orange, qui a été labellisé en décembre dernier. Cet évènement sera organisé sous le patronage de Cedric O, avec Élisabeth Moreno (ministre déléguée auprès du Premier ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances) et le Forum Génération Égalité. Ce rassemblement mondial consacré à l’égalité entre les femmes et les hommes, organisé par ONU Femmes et co-présidé par la France et le Mexique, sera l’occasion de dresser un bilan, mais également d’alerter sur l’impérieuse nécessité que les femmes soient incluses dans le dispositif. Cet espace de discussion publique de dimension internationale encourage la mise en œuvre d’une action urgente et d’une responsabilisation en matière d’égalité entre les femmes et les hommes afin d’être en mesure de conduire des changements transformateurs.

Cette rencontre est une occasion unique de définir un plan d’action pour l’avenir et d’accélérer la mise en œuvre des engagements pris à Pékin en 1995 en matière d’égalité entre les femmes et les hommes. Nous devons alerter sur ces sujets pour sensibiliser et éveiller les consciences. Nous remettrons le trophée à Orange qui ouvre la voix et témoigne d’un engagement fort sur ces sujets. Je souhaite de tout cœur que Stéphane Richard puisse transmettre un message impactant et donner une impulsion positive en invitant ses homologues du CAC 40 à suivre Arborus pour s’engager sur la voie du progrès. Ce sont des enjeux vitaux.

Comment ont réagi les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Amazon) face à votre démarche pour une IA inclusive ?

Nous n’avons aucun retour des GAFA à ce jour, mais ce silence s’explique peut-être pour partie par l’insuffisance de notre communication au niveau international.

Sommes-nous aujourd’hui dans une situation d’urgence ?

Je suis dans la seconde partie de mon existence et je me dois d’être encore plus utile qu’avant pour mes enfants, dont je suis responsable, et pour l’humanité. Je me suis mise dans une posture de profond détachement vis-à-vis de l’ego, en me recentrant sur une action d’intérêt public et l’engagement. Je m’attèle au développement de partenariats avec le maximum d’organisations, d’associations et d’entreprises pour amplifier le message.

Nous travaillons notamment au développement d’un partenariat avec le Laboratoire de l’égalité créé en 2010 et le Cercle InterElles engagé depuis 17 ans en faveur de la mixité et de l’égalité professionnelle, avec l’ambition de créer les conditions favorables à l’équilibre des genres et à la performance.

Nous devons veiller sans plus attendre à la mise en œuvre effective de l’égalité de traitement dans tous les secteurs de la vie économique et à tous les niveaux. Nous proposons aux entreprises d’unir les travaux que nous avons conduits dans les trois organisations respectives afin de leur proposer une boîte à outils complète contenant des formations, des outils d’auto-évaluation et le label GEEIS en final du process. Nous poursuivons une mission d’intérêt général qui a pour finalité de faire grandir cette vision. Nous n’avons désormais plus de temps à perdre, nous devons rassembler nos énergies et nous engager collectivement, sous peine de ne pas réussir à nous en sortir.

« Je souhaite que Stéphane Richard puisse donner une impulsion positive en invitant ses homologues du CAC 40 à suivre Arborus pour s’engager sur la voie du progrès »

Comment construire un avenir vertueux et porteur de sens ?

D’un naturel positif, je suis optimiste pour l’avenir. À un moment donné, ces messieurs qui nous gouvernent seront obligés de céder en raison des risques majeurs qui existent au niveau social. La nouvelle vague de jeunes qui arrive n’a pas envie de mourir. Grâce à leur intelligence, leurs réseaux et leur fraîcheur, ils réussiront à renverser la table, mais nous devons leur préparer le terrain car nous sommes responsables de nos enfants. Nous avons les moyens intellectuels de leur déblayer le terrain en leur ouvrant le chemin.

Ces jeunes vont vraisemblablement se lasser de la situation et souhaiteront y mettre un terme : à un moment, ils n’accepteront plus de manger des aliments nuisibles à leur santé, ils refuseront de respirer un air épouvantable au prétexte de rouler avec de belles voitures polluantes, etc. Les gens sont las de tous cela, et il devient urgent de revisiter les schémas.

Dans votre ouvrage Plaidoyer pour l’égalité année zéro, paru fin 20018, vous évoquiez plusieurs scénarii possibles pour l’avenir, parmi lesquels la fin du monde…

L’un des trois scénarii étudié conduit effectivement à la fin du monde puisque le risque encouru est bien celui-ci. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous sommes face à sa finitude. Dans le passé, les parents avaient l’assurance que leurs enfants feraient mieux qu’eux, gagneraient plus, auraient un meilleur métier et vivraient plus longtemps. Mais aujourd’hui, nous sommes dans une logique inverse de régression par rapport aux générations antérieures.

Comment sortir de cette situation inextricable ?

Nous sommes condamnés à sortir de cette situation par le haut. Si nos gouvernants prennent l’option du bas, nous serons tous condamnés à mourir. Seuls quelques fœtus congelés partiront dans des navettes en direction de l’espace, sans savoir ce qu’ils deviendront… J’ai l’intime conviction, qu’à un moment donné, cet élan de vie ne pourra que nous élever et non pas nous tirer vers le bas. Les détracteurs de toutes sortes sont à mon sens amenés à disparaître.


Orange s’est engagé en signant la première charte internationale pour une IA inclusive et par l’obtention du label GEEIS-AI

Cristina Lunghi : « Cet engagement matérialise l’engagement du groupe dans la lutte contre les biais discriminatoires et stéréotypes et a volonté de promouvoir la diversité, l’usage responsable et le développement de l’intelligence artificielle. »


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