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Christian Blanc : « Je suis inquiet de l’émergence mondiale d’une technocratie numérique »

Quand il sort du bois, ça fait du bruit. Chaque fois qu’il s’est occupé d’un dossier brûlant (Air France, Nouvelle Calédonie ou RATP) il s’en est plutôt bien sorti. Aujourd’hui, à 77 ans, Christian Blanc sort de sa retraite pour alerter sur les dangers du centralisme technocratique, numérique et réglementaire. Le mouvement des Gilets Jaunes, malgré ses dérives, ne lui donne pas tort.

Entreprendre - Christian Blanc : « Je suis inquiet de l’émergence mondiale d’une technocratie numérique »

Quand il sort du bois, ça fait du bruit. Chaque fois qu’il s’est occupé d’un dossier brûlant (Air France, Nouvelle Calédonie ou RATP) il s’en est plutôt bien sorti. Aujourd’hui, à 77 ans, Christian Blanc sort de sa retraite pour alerter sur les dangers du centralisme technocratique, numérique et réglementaire. Le mouvement des Gilets Jaunes, malgré ses dérives, ne lui donne pas tort.

Pourquoi se lancer maintenant dans un combat contre la technocratie ?

En vérité, rien ne ressemble davantage à un bureaucrate qu’un technocrate. Etant dotés du pouvoir d’agir sur la société et les citoyens, les deux opèrent dans l’anonymat. Le bureaucrate s’appuyait sur les procédures administratives et jouait de la complexité, alors qu’aujourd’hui, le technocrate s’appuie sur la puissance des moteurs de recherche pour imposer ses décisions. Dans la transition actuelle des modes de gouvernance dans laquelle nous nous inscrivons aujourd’hui, l’addition du bureaucrate et du technocrate se réalise au détriment des citoyens.

Il suffit d’interroger les retraités des petites villes et villages de France contraints de déclarer leurs impôts sur le revenu sur Internet pour en prendre la mesure… Or, au nom d’une lutte justifiée contre les excès de la dépense publique, on risque d’assister à la création de dispositifs numériques au détriment des citoyens, et au bénéfice des technocrates.

Un pouvoir d’autant plus dangereux que pernicieux et anonyme…

Oui, le système technocratique permet à un régime politique de puiser son pouvoir et sa légitimité de lui-même. Ce pouvoir anonyme, invisible et absolu est dramatiquement avenant et ludique pour les citoyens. Après avoir mené des combats à la RATP, à Air France, ou même en Nouvelle-Calédonie, afin de dire non à la bureaucratie, je suis inquiet, depuis quelques années, par l’émergence mondiale d’une aristocratie numérique déshumanisée et armée d’une simple capacité mathématique pour répondre aux défis à venir.

Comment s’y opposer ?

Je pense qu’une grande partie de ce qui est en train de se passer tient à l’absence de compréhension du monde dont on a hérité. « Chaque homme porte la forme entière, de l’ humaine condition » (Montaigne). Le respect des racines et la diversité des cultures constituent le patrimoine mondial de l’humanité. À mes yeux, notre avenir se passe plus dans l’unité que dans l’uniformité.

Le hasard a fait que mon ouvrage (Nul ne peut se vanter de se passer des hommes) est sorti quelques semaines avant le démarrage de ce que l’on a nommé le mouvement des Gilets Jaunes. J’ai été interviewé par un journaliste de BFM TV dans la foulée de cette fronde. Alors qu’il me rappelait objectivement une situation critique dépeinte unanimement dans les médias, je l’ai surpris en disant que c’était une chance à saisir pour le Président Macron.

Les Français avaient voté pour lui aux présidentielles car ils pensaient qu’il serait capable de saisir les choses, de comprendre leur mal être et d’y répondre. Il s’est pris très justement la situation de plein fouet. Le paradoxe étant que les Gilets Jaunes ne savent pas pour autant réellement ce que signifie un changement de cap dans la modernité. Depuis 30 ans, notre pays a une incapacité à se transformer. Les équipes dirigeantes étant rétives à l’ innovation dans un pays pourtant réputé pour être adepte de l’inventivité.

Le tout numérique va-t-il se substituer à la technocratie ?

La question se pose en effet. C’est une nouvelle forme de pilotage des sociétés qui est en marche : la technocratie numérique. Et de fait, le numérique n’ est qu’une avancée dans l’ efficacité recherchée par les technocrates. L’ère du numérique permet à coup sûr de se défaire de l’administration bureaucratique qui est condamnée par ses processus d’exécution, mais cette technocratie numérique comporte le risque de créer des processus de soumission invisibles.

En quelques années, l’apparition radieuse d’un nouveau type d’esclavage indolore est initiée par une sphère digitale particulièrement créative qui a compris que le stock des données personnelles a dorénavant une valeur marchande et politique très supérieure aux stocks de pétrole. Il ne faut pas laisser cette technocratie digitale franchir les lignes rouges, ce qui nécessite une prise de conscience collective et une réinvention des protections.

N’est-il pas trop tard pour se protéger ?

N’oublions pas que le service public possède les données et a appris à s’en servir. Par là, il détient un pouvoir considérable. Le monde de la production et de la création va devoir apprendre à articuler ces nouvelles situations avec un rapport au citoyen et au client qu’il faut rendre exigeant et respectueux. Ne rien faire fragilise un peu plus nos démocraties déjà largement chahutées par la désespérance de l’ immédiateté et par un populisme ravageur avec pour caisse de résonance des effets sociaux dont nous constatons combien ils sont délétères.

Et les avantages du digital ?

Je ne nie pas ces progrès lorsqu’ils sont maîtrisés. Tous les secteurs d’activité seront impactés par le numérique dans le futur et tous les modèles économiques sont amenés à évoluer. Cela est particulièrement légitime dans le numérique industriel. Nous savons pertinemment que toutes les entreprises vont progressivement voir leurs activités se digitaliser, car elles accèdent ainsi de manière accélérée à une quantité d’informations qui conduisent à de nouvelles découvertes, de façon exponentielle.

Elles vont extraire de l’intelligence des montagnes de données techniques connectées mais dans le même temps, et c’est là la grande affaire, les données personnelles de chacun. L’intégrité et l’origine de ces données vont devoir être garanties par les démocraties et encadrées par la cybersécurité afin de veiller à ce qu’elles n’impactent pas nos libertés individuelles ou collectives. De ce point de vue, la récente décision européenne en matière de RGPP constitue certes un premier pas mais elle ne marque pas encore un grand bond en avant pour l’humanité.

Le numérique est un fait de civilisation dont il faut tirer le meilleur. Faute d’anticipation, il sera aspiré vers le pire. Je suis particulièrement inquiet sur le manque d’anticipation. J’en appelle à une révolution rapide des esprits et je plaide pour un contrôle déontologique de ces ruptures technologiques.

Le big data, c’est big brother ?

La prolifération exponentielle du big data nous conduit à renforcer d’urgence, sans attendre, la pérennité et la responsabilité des hommes dans la maîtrise du monde de demain. Les technologies doivent accompagner les hommes et non l’inverse comme ce fut le cas dans toutes les évolutions de l’humanité. Tant qu’une prise de conscience collective tarde à venir, et qu’une stratégie organisée n’est pas mise en œuvre pour maîtriser l’usage du numérique, je crains que l’avenir ne conduise à une marginalisation des hommes libres. Le combat pour la liberté et la responsabilité risque de redevenir actuel.

Le nouveau rôle de l’État et des services publics, garants de l’intérêt général, va nécessiter, dès à présent, l’affirmation de l’identité humaine de chacun et la défense de nos libertés et de nos identités. Cela, face aux GAFAM d’aujourd’hui et de demain. Les démocraties et leurs États sont devenus désuets et embarrassants pour eux. Nous devons mener ce combat gigantesque que nous n’avions pas anticipé.

Comment nos services publics doivent-ils se relégitimer ?

Faute de réussir à être le lien indispensable entre tous les citoyens, les services publics risquent d’être remplacés par de nouvelles offres de services numériques aux mains des technocrates. Qu’ils soient marchands comme c’est le cas actuellement en Occident ou dictatoriaux comme nous l’observons déjà en Asie.

Nous sommes tous concernés, de l’éducation nationale, à la justice, en passant par les médias et les consommateurs, et plus largement l’ensemble des citoyens. La CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés) doit devenir un instrument majeur dans les fonctions régaliennes de notre pays.

La transformation du service public en service citoyen devient un enjeu majeur pour nos libertés...

Oui, ce changement suppose un apprentissage accéléré de ces nouvelles problématiques par les agents du service public. Il faut exiger à ce titre une révision complète des missions de l’ENA (Ecole nationale administration). Il est essentiel d’en redéfinir le contenu et revoir l’utilisation que l’on fait de ces jeunes diplômés brillants pour redonner comme dans l’après-guerre sa légitimité citoyenne à l’administration.

Quels ont été les clés de la réussite de la « métamorphose » de la RATP ?

La RATP était totalement discréditée en 2018 suite à trois mois de grève paralysant chaque jour 10 millions de personnes. Ce service public, qui avait perdu toute légitimité, a finalement été rendu performant par ceux-là mêmes qui l’avaient rendu totalement illégitimes. 40 000 agents du service public, grâce à leur conviction commune, l’ont fait ensemble.

Quels sont les enjeux associés au renversement de la pyramide ?

Le renversement de la pyramide hiérarchique fut l’acte majeur. Les décisions prises en fonction de ce que les agents, dit d’ exécution, étaient en capacité de faire. C’est grâce à leur savoir-faire, leur volonté, et leur fierté, que les choses se sont totalement transformées. Le rôle vigilant de la direction fut de permettre le développement en permanence de la considération, de la complémentarité, et de l’initiative, en prenant des risques pour favoriser la décentralisation.

Comment passer d’une logique d’exécution à une logique de responsabilité ?

Pour ceux qui initient la métamorphose, il faut une vision précise des objectifs à atteindre et une détermination sans faille. Ne pas penser à sa carrière et affirmer une volonté totale de permettre aux hommes et aux femmes concernés de grandir. Cette notion de « faire grandir » fait très largement défaut depuis très longtemps dans tout le système éducatif français car on essaye essentiellement d’éduquer. Faire grandir consiste à mobiliser toutes les capacités des hommes et des femmes, que cela soit dans leur propre être, ou dans la relation des hommes et des femmes avec lesquels ils vivent, et en l’occurrence avec lesquels ils travaillent.

L’important pour l’équipe qui s’attache à une telle ambition est d’essayer tout d’abord de comprendre les raisons profondes du vécu des hommes. On ne peut se cantonner à faire réaliser des études et des audits par des cabinets spécialisés. Je me suis aperçu que face à ce type de situation, la géographie, le climat ou l’histoire importent peu, seuls les hommes et les femmes, leur culture et leur envie de marquer leur vie et celles des autres importent.

La confiance est essentielle pour réussir un tel processus…

Les hommes et les femmes qui s’engagent chaque jour un peu d’avantage dans ce processus doivent avoir confiance non seulement dans le « lider maximo » mais également dans le dispositif qui est mis en place avec l’ensemble des responsabilités qui doivent être déléguées le plus possible dans toute l’entreprise. Il faut être conscient lorsque l’on est le pilote, que la confiance est un état fragile qui ne peut s’acheter à crédit avec des promesses. De ce fait, tous les objectifs intermédiaires doivent impérativement connaître le succès, et le dosage des réformes et leur calendrier doivent être le mieux rythmés possibles.

C’est précisément tout l’enjeu de la sortie de l’actuel débat national français. Le succès ne sera durable que si chacun se l’approprie. Le succès n’est pas seulement celui du chef dont on parle dans les médias, soit pour l’ encenser, soit pour le fustiger. Il faut que chacun s’approprie le succès ou les difficultés. Le succès doit être le succès de tous et être reconnu dans sa famille et par ses proches. J’ai toujours pensé que la fierté de chacun ou d’une équipe est finalement le moteur permettant de réussir.

Quels mécanismes avez-vous mis en place afin d’entreprendre cette grande transformation ?

Pour que cela puisse fonctionner, il fut nécessaire, avec la création de ce renversement de la pyramide, de casser et de supprimer un grand nombre de procédures inopérantes. Il est, par exemple, essentiel de dissocier le grade et la fonction. Cela peut paraître anodin mais dans les systèmes bureaucratiques, les responsabilités progressent à l’ancienneté.

Aussi faut-il qu’un certain nombre d’acteurs de l’entreprise – généralement les plus jeunes – comprennent comment une pyramide renversée doit fonctionner. Le responsable n’est plus nécessairement celui qui est le plus galonné, mais celui qui va exercer la responsabilité des transformations, avec obligation de résultats.

Vous avez été le premier à préconiser cette dissociation entre le grade et la fonction…

Inutile de préciser que lorsque vous instaurez ce type de dispositif, il faut déjà avoir une certaine confiance de la part du personnel mais aussi de tout l’encadrement. Imaginez un instant que vous êtes à la place de quelqu’un qui fait fonctionner des trains ou des métros, et pour lequel tout est millimétré dans son travail…

Certes, nous avions dans l’entreprise une concentration de polytechniciens qui n’était pas négligeable ! Mais ce n’est pas le fait que vous sortiez d’une telle école qui fait que vous êtes bon ou mauvais pour réaliser ce genre de mutation. Vous devez certes disposer des compétences techniques requises, mais également des capacités humaines qui permettent de faire grandir vos coéquipiers.

Comment renouer le dialogue social durant une période troublée ?

Nous avons associé en permanence les syndicats à la démarche. Bien que respectant sincèrement les syndicats, je n’ai accepté aucune pouvant aller à l’encontre de ce qu’il fallait faire pour notre entreprise de service public. Le big bang a pu avoir lieu sans que la continuité du service ne soit interrompue. A l’époque, cela a suscité une très grande fascination : comment était-il possible de faire exploser le mode d’ organisation de l’ entreprise parisienne la plus importante pour pouvoir arriver à une efficacité simplifiée malgré tous les corporatismes et la présence de syndicats puissants. C’est précisément pour répondre à cette question que j’ai décidé d’écrire ce récit. J’avais compris que nul ne peut se passer des hommes. Il fallait l’écrire tant que plusieurs dizaines de milliers d’acteurs, comme moi, étaient encore là pour en confirmer l’exactitude.

Propos recueillis par Isabelle Jouanneau


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