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Au Liban, Nayla de Freige redonne l’espoir à L’Orient-Le Jour

Photo : Antoine Bordier

De notre envoyé spécial Antoine Bordier

Dans quelques mois, le célèbre média francophone libanais L’Orient-Le Jour fêtera son centenaire. Comme son nom l’indique, ce média de la presse écrite, qui a fait sa mue dans le digital, couvre tout le Proche et Moyen-Orient. Même au-delà, puisque les 14 millions des Libanais de la diaspora y ont accès à travers le monde. A sa tête, une femme : Nayla de Freige. Portrait et reportage dans les coulisses de la direction.

A l’heure où nous écrivons ces quelques lignes, la venue de Jean-Yves Le Drian a été confirmée. « Il viendra bien le mercredi 21 juin », dixit l’Ambassade de France au Liban. Le Pays des Cèdres vit un épisode complexe de sa longue histoire. Depuis la vacance de la Présidence de la République, le 1er novembre 2022, les forces politiques en présence, chrétiennes d’un côté et musulmanes de l’autre, ne se sont toujours pas accordées sur le nom du futur président, qui doit être un chrétien maronite. La liste des candidats a augmenté : ils seraient une dizaine !

Et, c’est la 12è fois que les députés sont convoqués pour l’élire. Pour rien. Ainsi, en est-il de la vie démocratique fragile dans un Liban complexe, qui subit, à la fois, de fortes secousses telluriques liées aux crises économiques, financières et sociales, et à celles de ses institutions, plus ou moins au point mort. L’équilibre de ce pays repose, essentiellement, sur le bon vouloir des 18 confessions religieuses, qui vivent, aujourd’hui, en paix. Il faut, également, compter sur les familles, qui sont plus que jamais soudées, sur les entrepreneurs et sur la société civile. Ces piliers soutiennent le pays dans son unité, alors que sa souveraineté est, de nouveau, fragilisée.

Et, quid du pilier médiatique ? Du côté des médias, le pilier serait, plutôt, une fenêtre journalistique laissée grande ouverte aux informations du Levant. Son rôle ? Il est clef : celui de la vérité. Les sujets traités sont nombreux et variés, une véritable mosaïque. Le monde de la presse écrite est en ébullition. C’est le cas de Nayla de Freige, la Présidente du quotidien francophone libanais, et de toute son équipe. Ils sont sur le qui-vive : « Oui, nous suivons de près, comme le lait sur le feu, cette élection présidentielle. Et, le fait que la France s’investisse autant montre l’intérêt qu’elle porte à la résolution de cette crise institutionnelle ».

Nayla de Freige, 100% libanaise

Dans les bureaux de L’Orient-Le Jour, qui se situent près de l’hôpital du Sacré-Cœur de Baabda, à Hazmieh, dans la banlieue sud-ouest de Beyrouth, la centaine de salariés qui font tourner la ruche journalistique, au jour le jour, sont là, dans cet immeuble entouré de verdure. Sur plusieurs étages, ils traitent, produisent et réalisent leur journal. Faire vivre plus d’une centaine de familles au Liban – il faut ajouter aux salariés, les pigistes et les autres indépendants – avec un média papier et digital relève de l’exploit, presque du miracle.

Dans son bureau éclairé par les deux baies vitrées, Nayla de Freige ne s’en cache pas : « Depuis 2018, 2019 et 2020, nous souffrons. Nous souffrons, mais nous continuons. Les revenus publicitaires ont baissé drastiquement. Mais nous développons notre lectorat à l’étranger. Notre modèle économique est basé sur les abonnements et les partenariats. Nous avons, toujours, le même nombre de salariés. Nous travaillons beaucoup au renforcement de la rédaction avec nos rédacteurs en chef Elie Fayad et Anthony Samrani, et au développement digital avec notre directrice du numérique Emilie Sueur. »

Elle est sereine et reçoit le Directeur du journal, Fouad Khoury Helou. Ensemble, ils évoquent les nouveaux projets et les prochains évènements.

« J’ai effectué mon tournant vers l’écriture et le journalisme dans les années 1985. Auparavant, j’avais entrepris dans l’import-export de produits électroménagers, dans le cadre de la société familiale. Je suis devenue journaliste en 1988 », continue-t-elle de raconter. Assise à son bureau, elle reçoit des coups de téléphone : « Je suis en plein préparatif du festival international de Baalbek », qu’elle préside depuis 2011.

Née en 1953 au Liban, Nayla de Freige est 100% libanaise, mais elle a des racines maternelles syriennes. Au milieu des années 50, à la suite du coup d’Etat de mars 1949, qui renverse le premier président de la République syrienne, Choukri al-Kouatli, sa famille maternelle s’installe au Liban. Industriel, son grand-père Hnein Sehnaoui, a tout perdu du jour au lendemain. Dans la famille, le mot résilience sonne fort. Il est une seconde nature.

La terre promise du Liban

« Vous êtes dans une région, continuellement, en mouvance. Du côté de mon père, c’est son oncle qui a dû quitter la Palestine en 1948. C’est notre histoire. Après 400 ans d’empire Ottoman, nous avons eu la Première Guerre mondiale, et les Alliés ont découpé la région en petits pays, sous mandat français et anglais. Puis, il y a eu la création de l’Etat d’Israël. Nous sommes toujours en mouvement. » Nayla évoque son histoire, son pays, cette région qui est le berceau de l’humanité et qui ressemble à une plaque tectonique en secousse.

Du côté paternel, son père Pierre Pharaon – ce nom ne s’invente pas – est, également, 100% Libanais. C’est un homme d’affaires, qui compte au Liban. Sa maman, Nadia, est une mère de famille dont les journées sont bien remplies avec Nayla, son frère et sa sœur. Dans l’ADN de la fratrie coule le sang de l’entrepreneuriat.

Après ses études au Collège Protestant Français de Beyrouth, elle entre en 1971 à l’Université Américaine de Beyrouth, l’AUB, et poursuit des études en économie. Elle devient, ainsi, à la fois francophone et anglophone. Puis, la guerre civile frappe le Liban en octobre 1975. Cette guerre va durer jusqu’en 1990. Reçue à Sce Po, avec toute sa famille, elle s’exile à Paris. « Il faut comprendre le traumatisme causé par cette guerre civile, qui était une guerre fratricide, devenue une guerre régionale, sous influence étrangère. J’ai commencé Sce Po. Mais, j’ai tout lâché pour partir au Brésil. »

Le Brésil, l’Egypte, et le retour à Beyrouth

Nayla s’envole, donc, pour le Brésil, pour 2 mois. « Le projet de partir au Brésil était le fait d’avoir tout lâché, car j’en avais vraiment besoin. Mon futur mari, Jean de Freige, que j’avais connu à l’AUB, était resté au Liban. Il s’occupait de la ferme familiale de la Bekaa. » En 1976, ils se marient en France, à Paris, « à l’église Saint-Julien le Pauvre, parce que je suis melkite, grecque-catholique. » Pendant deux ans, les jeunes mariés vont vivre en Egypte dans une des entreprises de son père. Puis, en 1978, c’est le grand retour au Liban. Les enfants, Moussa et Souraya, viennent illuminer la vie du couple. La famille est au grand complet. Elle vit ballotée entre Paris et Beyrouth, au gré des cessez-le-feu et des activités d’import-export. « La vie a été très difficile. Nous avons, souvent, risqué notre vie. La scolarité des enfants a été ballotée. Je ne travaillais plus. » Plus tard, Nayla exprime ce besoin de retravailler. Avec une amie, elle essaye de se lancer dans l’entrepreneuriat dans le domaine de la puériculture et le secteur du mobilier pour enfants. Mais, la situation fragile au Liban fait capoter le projet. Puis, elle se diversifie et se lance dans l’import-export de cuisines équipées.

Le tournant vers le journalisme

C’est en 1985 qu’il a lieu. Entre Paris et Beyrouth, avec Maria Saad, une amie, elle écrit un livre : Histoire illustré du Liban, qui sera publié en décembre 1987, chez Larousse. « Notre illustrateur était Fadlallah Dagher, qui est devenu un grand architecte. Il est le doyen de la faculté d’architecture de Beyrouth. » Maria est devenue professeur d’histoire au Collège Louise Wegman. En 1988, grâce à son livre, Nayla sort du lot. « Le rédacteur en chef de l’époque, me demande de collaborer au lancement d’un supplément hebdomadaire dédié à la jeunesse pour L’Orient-Le Jour. » Son titre ? Les Copains.

Le chemin tortueux de Nayla s’ouvre sur une route plus douce, journalistique. Elle ne quittera plus ce milieu, qui lui correspond.  De 1988 à 1998, elle est, donc, journaliste. En 1998, elle devient Directrice du Commerce du Levant, journal que son oncle avait racheté et que sa mère avait hérité. Elle y développe le groupe de presse francophone, L’Orient-Le Jour, dont son père était actionnaire. Entre 2000 et 2019, elle est administratrice déléguée et dirige le groupe. Elle devient, ensuite, CEO du Commerce du Levant et directrice de L’Orient-Le Jour. En 2019, Michel Eddé, le Président lui transmet ses fonctions.

Du papier, du digital et de la reconnaissance

Avec sa centaine de salariés, elle opère, dès les années 2000, son virage vers le digital, le marketing 2.0, et l’organisation d’évènements. Elle continue la version papier du journal diffusé à 15 000 exemplaires.

« Aujourd’hui, je ne vous le cacherai pas, c’est devenu difficile. Nous avons du mal á retrouver l’équilibre financier, mais nous continuons notre développement. Nous avons des actionnaires qui croient en la mission de ce journal dans un pays en crise. Nous devons nous réinventer. » En 2020, justement, pour montrer que les projets ne sont pas à l’arrêt, est lancé L’Orient Today, la version anglaise. Francophone à 100%, avec ce nouveau média, le journal se déploie dans toute la communauté anglo-saxonne. Elle tient, aussi, à rester indépendante. « Oui, nous faisons tout pour rester un média indépendant. Souvent on me demande : est-ce que cela a été difficile, pour toi, de percer dans le journalisme, parce que tu es une femme ? Je réponds, non. Mon journalisme et ma manière de manager sont féminins, professionnels et spontanés. Certes, j’y mets beaucoup de cœur. »

Elle évoque, ensuite, les années fastes du journal, la solidité de ses actionnaires, qui répondent, fidèlement, aux besoins d’investissements. « Nous n’avons jamais distribué de dividendes. Parce que la philosophie de nos actionnaires correspond à une vocation de mécénat. Nos actionnaires sont des personnes, des entreprises et des familles qui ont, toujours, voulu porter des valeurs. »

Côté récompense, le journal a reçu le Grand Prix de la Francophonie décerné par l’Académie Française, en 2021. Caroline Hayek, une des journalistes, a reçu le Prix Albert-Londres, récompensant les meilleurs “grands reporters” francophones, pour sa série de reportages sur la vie au Liban, suite aux explosions du port de Beyrouth. Et, le Grand Prix du Rayonnement francophone, créé en 2009 par Joëlle Garriaud-Maylam, sénatrice des Français établis à l’étranger, a été attribué en mars 2023 à…Nayla de Freige.  

Reportage réalisé par Antoine BORDIER                       


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