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Au Liban, la librairie Antoine célèbre la Francophonie

© Antoine Bordier

De notre envoyé spécial Antoine Bordier

Elle existe depuis 1933 et fête cette année ses 90 ans. Cette vieille dame n’a pas pris une ride. Mieux, elle s’est embellie au fil des générations, et s’est développée à l’international. Elle a fait le virage 2.0 dans les années 2000. Aujourd’hui, en pleine crise, elle continue à vendre des livres et des revues dans le monde entier. Reportage avec Garbis Haddad, un salarié libanais d’origine arménienne, qui travaille dans la banlieue de Beyrouth où le drapeau d’Antoine International Holding flotte aux grands vents de la Francophonie.

Son chiffre d’affaires avait tutoyé les 50 millions de dollars dans les années 2010. Et puis, il y a eu la crise d’octobre 2019. Ensuite, les explosions du port de Beyrouth, la capitale, le 4 août 2020, avec ses rivières pourpres, ses flots de morts, de blessés et de déshérités, ses bâtiments soufflés sur 2 km à la ronde. Conséquence, le 28 juillet 2022, face aux difficultés économiques, face à la faillite du pays, confronté à la fragilité de ses centaines de milliers de clients, tombés sous le seuil de pauvreté (en octobre 2019, 1 dollar valait 1500 livres libanaises, aujourd’hui il en vaut 115000), le groupe Antoine International Holding a dû fermer son site le plus emblématique, le plus grand : celui des Souks de Beyrouth. Pour autant, cette librairie n’abaissait pas, pour la dernière fois, son rideau sans rien faire. Non, elle partait avec honneur en organisant sa dernière soirée de dédicaces : celles des livres de Joumana Haddad et d’Akl Awit.

Joumana Haddad est journaliste. Elle a écrit une vingtaine d’ouvrages en français, en arabe, en anglais et en italien. Elle est poète ! Elle parle 7 langues ! Elle a été récompensée à plusieurs reprises pour ses œuvres journalistiques et littéraires. Depuis 2014, elle est considérée comme l’une des femmes arabes les plus influentes au monde par la revue Arabian Business. L’un de ses derniers ouvrages est emblématique de ce que vit le Liban : La Victime n° 232.

Akl Awit, est, lui aussi, une figure qui compte au pays du Cèdre de Dieu. Né dans les années 50, il est à la fois critique littéraire, écrivain, journaliste, poète et professeur. Sa dernière œuvre : Le Pays ! Tous les deux sont des francophones, voire des francophiles.

Une Librairie Francophone et une guerre civile        

Aujourd’hui, dans la banlieue Sin El Fin se trouve une des librairies Antoine. Moderne et simple à la fois, le design est des plus épurés. A l’intérieur, un grand espace aéré de 450 m2 où les rayons de livres sont présentés, avec élégance, à la parisienne. Un accueil incroyable, avec une équipe qui est aux petits soins, dès lors que vous avez monté les quelques marches et passé le hall d’entrée. Des revues, des magazines, des journaux, des livres scolaires, des livres littéraires, une papeterie…en provenance de France. Cela sent bon la culture francophone. La revue Entreprendre affiche son dernier numéro…Le hors-série sur le Liban n’est pas loin, à côté du dernier Paris Match.

Il faut lire qu’au pays du Cèdre de Dieu, la Francophonie est honorée depuis…le 23 mars 1973. Cela fait 50 ans que le Liban a rejoint l’Organisation Internationale de la Francophonie. En 1973, le pays du Cèdre de Dieu (en raison de la vallée des Cèdres de Dieu, dans le nord, au Mont Liban) est, également, dénommé la Suisse de l’Orient. Les banques y pullulent. Deux ans plus tard, en 1975, débute la guerre civile fratricide, sous influence irano-israélo-syrienne. Une guerre qui va durer 15 ans et faire plus de 145000 morts dans tout le pays. Le pays concentre 18 confessions religieuses, c’est une mosaïque des plus belles, des plus lumineuses, en temps de paix. En temps de conflit, c’est une marmite des plus bouillonnantes, des plus ténébreuses.  

Pendant ces années de plomb où le papier brûle entre les communautés, la Francophonie perdure. Dans les écoles, dans les collèges et les lycées, dans les universités, la culture et la langue française sont enseignées, quoi qu’il en coûte.

Lévon Amirjanyan est le représentant de l’OIF au Moyen-Orient. « Le Liban est le seul pays arabe au Moyen-Orient qui est francophone. Il a une forte appartenance à la Francophonie. C’est l’avant-garde, la porte de la Francophonie. » Aujourd’hui près de 40% des Libanais sont francophones. La Francophonie perdrait du terrain. Mais, plus d’un étudiant sur deux l’est. C’est ce qu’a compris La Librairie Antoine.

Il était une fois…en 1933

Garbis Haddad est un Libanais d’origine arménienne, salarié de la Librairie Antoine depuis plus de 30 ans. Il travaille dans la librairie de Sin El Fin. Il parle un français à la perfection. « Mes grands-parents sont des rescapés du génocide perpétré par les Ottomans en 1915. Ils ont survécu, grâce à Dieu. Puis, ils se sont établis

à Alep, en Syrie, avant d’arriver au Liban. Ils ont dû changer de nom pour obtenir la nationalité. Ils s’appelaient Topalian. » Garbis raconte son histoire familiale. Elle est longue, terrible, marquée par la barbarie. Né à Beyrouth, en 1963, il a, d’abord, été formé chez les Arméniens, avant de suivre la scolarité chez les Jésuites – des Français installés au Liban depuis 1830.

« Je travaille, ici, depuis 30 ans. J’ai vu le groupe grandir de façon incroyable. Nous avons une dizaine de branches. Nous sommes présents à l’étranger, dans tout le Moyen-Orient. Nous sommes éditeurs et nous travaillons en co-édition avec Hachette. Nous vendons des centaines de milliers de livres et de revues, chaque année. Depuis 1933, le groupe est devenu une véritable pépinière culturelle, car nous organisons, également, de nombreux évènements. »

Pour Garbis, la Francophonie au Liban n’est pas du tout en berne. Très optimiste, il croit beaucoup, malgré les malheurs actuels, en l’avenir. « Je suis spécialisé dans le rayon universitaire, et les étudiants continuent à venir en nombre. C’est pour cela que je suis optimiste. L’avenir est là…dans notre jeunesse. »

Antoine Naufal, le Fondateur Francophone

Antoine est un Libanais chrétien maronite. Lui aussi, est un rescapé du génocide de 1915. Né en 1912, dans les années 1915-1920, il n’a pas encore 10 ans lorsqu’il doit fuir le sabre et les tortures, avec ses frères et ses parents. Ils se réfugient au Liban, dans le petit village familial de Baabdat. Situé à 30 mn, en voiture, de Beyrouth, plein ouest, c’est un petit village perché dans le Mont Liban, où il fait bon respirer.

A Beyrouth, Antoine démarre sa vie professionnelle comme drapier ; puis, à moins de 20 ans, il intègre comme salarié la librairie du Foyer, qui n’existe plus de nos jours. A plus de 20 ans (c’est l’âge-charnière), le survivant déraciné, s’enracine et s’envole vers l’entrepreneuriat. Il fonde sa première librairie, passionné par les livres, la littérature, et la Francophonie. Avec ses frères Emile et Pierre, il devient vite boulimique et, ensemble, ils ouvrent une dizaine de points de vente dans tout le pays. Ils deviennent les rois du Livre.

En 1981, la maladie l’emporte. Sa fille, Hoda Tyan, qui l’avait remplacé quelques mois auparavant, avant que la maladie le terrasse, vivait mal le cancer de son père. Mais, elle n’a pas baissé les bras, aidée de ses oncles et de ses cousins. Dans les années 2000, la crise du papier, que prophétisait les geeks de l’internet, du zéro papier et du tout numérique, n’a pas eu lieu. La librairie de 30m2 est devenue plus grande, très grande. C’est un groupe familial international qui fait le virage 2.0 dans les 2005-2010. C’est, aujourd’hui, l’un des premiers groupes distributeurs de médias et de livres dans le Moyen-Orient.

Un groupe mondial éprouvé

Dirigé par sa fille, puis, par sa descendance, la galaxie Antoine embrasse les quotidiens, les revues, les périodiques, les livres scolaires et universitaires, la presse nationale (de France, mais pas que), la presse et les livres spécialisés. Mais, il n’y pas que cela. Car, si dans les années 60, en 1966-68, Antoine et ses frères se sont associés, c’était pour regarder un peu plus vers l’Orient. Ils créent avec le Groupe Lagardère, les MMO, les Messageries du Moyen-Orient de la Presse et du Livre.

Pendant la guerre civile, entre 1975 et 1990, donc, le groupe est gravement mis à l’épreuve. Dans le centre de Beyrouth, alors que les balles sifflent aux abords de la ligne de démarcation entre les chrétiens et les musulmans, trois librairies sont incendiées après avoir été dévalisées. La culture francophone brûle. Les frères décident de se mettre à l’abri en banlieue, à Sin El Fin. Ils continuent leur activité.

Aujourd’hui, il y a au Liban, une quinzaine de librairies Antoine. En 2018, le groupe s’est implanté aux Emirats arabes unis, en rachetant Culture & Co, la première librairie française de Dubaï.

De génération en génération

Les chiffres clés peuvent donner le tournis, même si avec la crise, au Liban, le groupe familial a vu ses effectifs et ses revenus reculer de 20 à 30%. En 1933, il n’y avait qu’un seul homme : Antoine Naufal. Aujourd’hui, le groupe consolidé, avec toutes ses participations (jusqu’en Asie), emploierait plus de 245 personnes et ferait un chiffre d’affaires annuels de près de 45 millions de dollars. Au Moyen-Orient, il est devenu – et compte le rester – le leader incontesté de la distribution de presse et de livres francophones, mais, également, arabes et anglo-saxons. Son aventure asiatique est récente. Le groupe est, enfin, présent en Afrique du Nord et dans le reste du monde.

Trois générations se sont succédé au pilotage de l’entreprise familiale et à sa destinée. La quatrième est sur les starting-blocks.

Comment s’offrir un livre à 19 dollars ?

Il y a 6 mois, l’ambassadrice de France au Liban, Anne Grillo, s’exprimait, ainsi, au sujet de la crise : « Le Liban connaît une crise systémique et implose. Nous vivons la mort du système sur lequel s’est construit le miracle libanais. Le pays est en faillite, ses habitants en mode survie ».

La classe moyenne ayant basculé vers la pauvreté, comment, dès lors, s’offrir un livre à 19 dollars ? Et les étudiants, comment font-ils ? Garbis Haddad ne se voile pas la face : « Oui, c’est très dur en ce moment pour tout le monde. Mais, nous sommes toujours-là. Et, demain, nous irons mieux… » Ce grand chrétien serait-il, également, philosophe ? Comment garder une telle espérance ?

Pour Sami Naufal, le petit-fils du fondateur et le CEO de la holding, « nous avons bon espoir de sortir de cette impasse… si toutefois rien d’autre ne vient nous remettre la tête sous l’eau ! ». Actuellement, entre deux avions, pour Los Angeles, il a, comme son grand-père, la foi chevillée au corps. Après les crises successives (sans oublier celle du Covid), il a repris son bâton de pèlerin pour relancer son développement. Il peut compter sur une diaspora de 14 millions de Libanais disséminée dans le monde entier. 

Et, il compte sur les 300 à 350 millions de Francophones et les 69 millions de Français pour acheter ses livres en provenance du…Liban !

Pour visiter leur site internet et en savoir plus : https://www.antoineonline.com/

Reportage réalisé par Antoine Bordier


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