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Quelle société voulons nous pour nos seniors ?

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La chronique économique hebdomadaire de Bernard CHAUSSEGROS

Les seniors ont eu la peau des « vieux » ! Bientôt, ils auront celle des « djeuns »

Au milieu du XVIIIe siècle, la moitié des enfants mouraient avant l’âge de 10 ans et l’espérance de vie ne dépassait pas 25 ans. Elle atteindra près de 40 ans à la moitié du XIXe siècle, notamment après la découverte du vaccin contre la variole, et en 1900, l’espérance de vie en France atteint enfin 45 ans. Les deux guerres mondiales saigneront à blanc les populations européennes et la France aussi. Toutefois, l’espérance de vie va presque doubler au cours du XXe siècle.

Lorsque l’on compare la pyramide des âges de 1950 et celle de 2022, on constate un déplacement de près de 20 ans des tranches les plus âgées de la population française. On peut donc en conclure que les Français vivent désormais en moyenne une vingtaine d’années de plus et ce, globalement, en meilleure santé et plus actifs.

On sourit fréquemment des Boomers, nés après la seconde guerre mondiale et qui sont arrivés à l’âge de la retraite aujourd’hui, car ils continuent, globalement, à être en forme, et souvent en activité, grâce aux progrès de l’hygiène, de l’alimentation et de la médecine. Parallèlement, un grand débat politique a lieu autour de l’âge de la retraite et de sa réforme considérée comme indispensable. Les séniors aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec les personnes âgées qu’étaient leurs grands-parents. Le bien-être sanitaire a permis à ces générations de demeurer « jeunes » malgré leur vieillissement naturel. On peut dire que les septuagénaires du XXIe siècle ont largement le tempérament des cinquantenaires du XXe ! En dehors des progrès des sciences de la vie que je viens d’évoquer, ces générations ont bénéficié de deux facteurs très positifs. D’une part, ils ont vécu dans une période faste où l’Europe n’a connu aucune guerre, et, de ce fait, sans doute, la société a connu une évolution fondamentale due à l’essor des technologies digitales.

Le gamin né dans les années 45/50 a vu son monde passer du XIXe au XXIe siècle. Le téléphone est passé de cet appareil qui permettait de joindre un central pour demander un numéro à une opératrice, le tout en suivant des lignes téléphoniques où se perchaient des hirondelles les jours de pluie, à un petit boitier qui tient dans la poche et contient la capacité d’une encyclopédie en 40 volumes. Les automobiles polluantes et qui tombaient souvent en panne démarraient parfois à la manivelle, tandis qu’aujourd’hui on commence à s’habituer aux voitures électriques et aux prémices de la conduite autonome. Les premières retransmissions de la télévision naissante sur de petits écrans aux coins arrondis en noir et blanc laisseraient pantois les ados d’aujourd’hui, habitués aux écrans plats 4K en couleurs de 2m de diagonale aux angles droits. Les cahiers et les machines à écrire ont été remplacés par des ordinateurs de plus en plus petits, de plus en plus puissants et dont les capacités de stockage sont presqu’infinies. Ces seniors, ces Boomers ont tout connu de la vie passée (presque celle d’avant-guerre) à celle d’aujourd’hui en ayant, contrairement aux millénials, une connaissance fine des évolutions, ce qui veut dire qu’ils ont une vision large des valeurs de la société qu’ils ont contribué à construire.

Contrairement à ce que pensent les jeunes générations, les Boomers ont su capter la richesse des anciennes valeurs et tout l’intérêt des évolutions auxquelles ils assistent et dont ils comprennent la genèse. Car, dans notre monde actuel, relativement brutal, ce qui est le plus terrible, c’est de perdre le fil de la vie, de perdre la compétence en évolution perpétuelle et de perdre son identité en découvrant soudain que l’on est hors du temps, hors de la société, et donc « inutile aux autres » !

Bien évidemment, ce qui vient d’être dit sur les Boomers ne durera qu’un temps, même si c’est avec vingt ans, trente ans, voire quarante ans de décalage sur les générations à venir, ils finiront par devenir réellement des « personnes âgées », des « vieux » et seront rattrapés par les maladies, l’âge et la déchéance physique. Néanmoins, leur expérience particulière d’une génération charnière devrait être un signal de vigilance pour les jeunes qui croient avoir tout découvert, tout savoir et tout inventé.

Une référence cinématographique

Le vieux Prince, ce héros du « Guépard » de l’écrivain italien Giuseppe Tomasi di Lampedusa, porté au cinéma par Luchino Visconti, observe d’un œil las le monde tourbillonnant qui lui est devenu étranger. Fatigué, il l’est aussi d’une société qui ne correspond plus aux valeurs qui avaient été les siennes et ne l’étaient plus. Ce privilégié, intellectuel cultivé et puissant, se rapproche de la mort et sent qu’il est à la charnière de deux époques. Il sait, en voyant danser les jeunes gens de l’aristocratie sicilienne du XIXe siècle, que la porte de sa vie, irrémédiablement se ferme sur son passé alors qu’il ne se connaît plus d’avenir. Son regard traduit cette douloureuse rupture dans la visualisation de ses espérances. Et ce qui est si magistralement illustré dans ce roman paru en 1958 comme dans les images de ce film mythique, c’est ce moment où la vie humaine bascule, non pas forcément à cause de l’âge, mais à cause de la perte de l’identité sociale.

Il est vain de vouloir généraliser en toute chose. À quel âge l’homme devient-il vieux, la femme devient-elle vieille, ou, comme on le disait autrefois, deviennent-ils des personnes âgées. Question de mentalité, d’instruction, et de santé, mais aussi de moyens, d’isolement, et d’entourage ! Question d’époque et de dureté de l’existence ! Il n’est cependant pas paradoxal de considérer qu’une personne âgée est une personne qui a perdu foi en son avenir. Contrairement à une idée fort répandue, on ne vit pas simplement et uniquement pour vivre. Prendre de l’âge, atteindre celui de la retraite, cesser d’avoir un emploi rémunéré, se faire appeler « senior », rien de tout cela ne justifie que l’on cesse de vivre. Il nous faut comme une justification, un but, pour donner une valeur à notre action et nous permettre de continuer à nous forger une identité. Dans la vie active, cela suffit et le plus souvent, cela se détermine par le rôle que l’on a dans sa famille et par l’activité professionnelle que l’on exerce. La personne qui vieillit sans perdre la totalité de ces justifications ne perd pas son identité, elle n’est pas de ces personnes plus âgées dont le sort préoccupe, celles qui, à défaut d’être du « 3ème âge », fait maintenant partie du « 4ème âge » !

Certains seniors sont privilégiés. Quand ils conservent leurs activités, que ce soit dans les affaires ou en politique, qu’elles soient intellectuelles ou artistiques, ou bien qu’elles restent totalement intégrées dans le cercle familial traditionnel. On critique souvent la gérontocratie, mais on ne peut nier la réalité de ce fait : hommes politiques actifs et octogénaires, artistes comme Monet ou Picasso, créatifs jusqu’à leur dernier souffle, chevaliers d’industrie comme Enzo Ferrari et d’autres qui marquaient encore leurs collaborateurs par la force de leur caractère peu avant de disparaître.

Mais, pour beaucoup d’autres, en règle générale, la vieillesse débute souvent avec cette cassure qui remet l’individu en question au moment de la retraite et qui lui fait perdre son identité. Or la retraite, surtout aujourd’hui, ne se « prend » pas à un âge où l’on est fondamentalement vieux, loin s’en faut, dans une société ayant un fort taux de chômage.

Voilà donc posé tout le problème du devenir de l’homme. Par quoi se caractérise son identité ? Si la vieillesse est un parcours vers la faiblesse, elle ne doit pas être une chute vers la déchéance. Tout dépend donc du modèle social mis en œuvre par le système politico-économique dans le cadre du Contrat Social ! Une société construite autour des seuls principes de l’effort et de la rentabilité est une société qui exclut les faibles et les marginalise, au contraire d’une société qui est à l’écoute des questions sociales et se préoccupe de ceux qui sont en perdition.

Les exemples de personnes âgées dynamiques et intégrées dans la vie sociale ou associative montrent qu’il existe une réelle inégalité des chances et des devenirs face à la vieillesse, mais ils traduisent aussi le fait qu’il y a des solutions pour éviter une telle issue. On ne peut pas tolérer que soient exclus nos « anciens », voire nos « très anciens », de la société à laquelle ils ont contribué leur vie durant. Par essence, l’évolution et la nature même de la société contribuent à l’exclusion des personnes âgées. Comme toute exclusion, ce racisme n’est pas acceptable. La solution, si solution il y a vraiment, n’est ni simple ni unique. Elle impose une prise de conscience collective mais nécessite le concours des volontés individuelles.

On ne peut éviter l’exclusion des seniors et leur perte d’identité sans une prise de conscience collective ! Mais ce doit être aussi une préoccupation basique individuelle, avec une volonté bien ancrée en chacun des intéressés de s’y préparer.

Une prise de conscience individuelle

C’est là, et l’histoire des civilisations le dit, l’une des caractéristiques des sociétés humaines. L’exclusion progressive des anciens lorsqu’ils perdent leur utilité sociologique. On en retrouve des exemples dans le passé et le quotidien et ils s’expliquent par des raisons structurelles et par le poids insurmontable des mentalités ancestrales. L’exclusion des seniors hors de la société est le fait de la société elle-même, et souvent aussi de la famille elle-même. Il s’agit, on peut l’affirmer, d’un constat pessimiste mais malheureusement réaliste.

Chez les Indiens, chez les Esquimaux, généralement dans les sociétés tribales, on employait les plus vieux à de petites tâches ayant toujours une utilité, aussi petite ou insignifiante qu’elle soit, mais toujours en rapport avec les forces diminuées dont ils disposaient encore. Le jour où ils ne parvenaient plus à accomplir ce maigre travail, c’est-à-dire quand ils ne pouvaient plus mériter ou justifier leur nourriture, la coutume voulait qu’ils se mettent d’eux-mêmes à l’écart et qu’ils attendent la mort.

Dans nos sociétés développées, point de telles horreurs, mais la mise à l’écart de la société existe tout autant. Elle commence, très simplement, à un âge où l’on a encore pourtant beaucoup à prouver et à apporter, tout d’abord de façon surréaliste par le licenciement. Le senior devenu chômeur, surtout s’il est proche de l’âge légal de la retraite, se trouvera ainsi exclu et meurtri. Car il perd identité et revenus ! Il trouvera difficilement un nouvel emploi et ira errer dans les agences de Pôle Emploi jusqu’à sa pré-retraite, puis jusqu’à sa retraite, avec ce profond sentiment d’injustice et de rancœur. Et c’est alors que le senior comprend que ses compétences, pourtant réelles, n’intéressent plus personne. On ne veut plus de lui pour des raisons qui lui échappent ! Il n’a donc brutalement plus d’existence sociale.

Le senior mis à la retraite, du fait de son seul âge, est un peu plus chanceux. Il avait intégré depuis longtemps le fait marqué d’une croix rouge sur un vieux calendrier, qu’il devrait cesser son travail à cette date-là. Il s’y était préparé sans joie, et, déprimé, il refusait d’atteindre cet objectif administratif (ou légal). Et comme tout retraité, soudain, il fait connaissance de l’inactivité.

Du jour au lendemain, ses habitudes changent, il est devenu un étranger pour ses collègues qui continuent leur travail dans l’entreprise ou dans l’administration, il se sent lui-même étranger à ce monde qui était le sien. Ses revenus, le plus souvent, baissent notablement. Il entre alors dans le monde de la faiblesse, faiblesse économique, faiblesse psychologique car il ne sert plus à rien, faiblesse physique car il commence à sentir le poids des années de travail. Il a le sentiment d’avoir travaillé si longtemps sans que son départ ne change rien et que son monde professionnel continue de tourner comme si de rien n’était, sans qu’il ne reste aucune trace de ses efforts.

Avec la faiblesse qu’induit l’inactivité, vient l’ennui, puis la solitude dont le senior prend conscience, notamment quand disparaissent les anciens collègues, les amis et les proches. Jacques Brel décrit bien cette monotonie de la vie des « vieux », scandé comme par « la pendule qui ronronne au salon, qui dit oui, qui dit non ».

Et cette faiblesse, elle les transforme en victimes des autres, les plus malintentionnés, c’est aussi souvent ce qui en font les cibles privilégiées des escrocs ou des cambrioleurs, avec, en toile de fond, les drames de l’isolement et de la maladie. La société, en l’espèce par la voix des pouvoirs publics ou des institutions, elle aussi, abandonne ses seniors, mais les familles en font de même. Dès qu’un ancêtre tombe malade, qu’il a besoin de soins et de présence, il rejoint les maisons de retraite, autrefois les hospices, aujourd’hui les EHPAD.

On sait mieux aujourd’hui à quel point les hébergements dans les EHPAD sont critiqués et critiquables, en dépit des efforts de communication que font les groupes économiques qui les gèrent. Les maisons de retraite, cela sonnait comme une aide apportée aux seniors dépendants, perdus ou solitaires où ils pouvaient retrouver une harmonie ou une chaleur presque familiale. Les EHPAD, aujourd’hui, c’est trop souvent une affaire de rentabilité financière où les repas sont calculés au gramme près et où les soins, la toilette et les activités sont minutés au chronomètre.

Bien sûr, cela se comprend, les enfants travaillent et ils ne sont très pas disponibles dans le monde moderne. Il n’y a pas plus non plus de place pour les seniors dans les appartements citadins. Les Boomers ont connu, enfants, des familles où quatre générations pouvaient se côtoyer, s’aimer et se détester tout à la fois, mais former un noyau familial. Aujourd’hui le même boomer, devenu senior, constate que la société est curieusement devenue en quelques décennies, une société de solitaires, souvent individualistes, parfois misanthropes. Mais, au-delà de ces raisons que nous analysons plus loin, ceux qui pourraient garder chez eux leurs seniors, ne le font pas toujours, et même s’en « débarrassent », ils les installent dans des sortes de mouroirs qui, confort mis à part (mais pas toujours), rappellent les exemples extrêmes de la vie tribale.

Un dernier exemple pour évoquer ces lieux où l’on hospitalise des seniors du 4ème âge, chaque été, pour de soi-disant analyses, ou pour des cures de repos, pendant les vacances scolaires des enfants. Les reportages, dont la presse se fait l’écho, montrent parfois une singulière « complicité » de certains de ces « malades » qui préfèrent l’hôpital à la maison familiale. Nombreux sont ceux en effet qui, du fait des sentiments dans lesquels ils se retrouvent depuis leur retraite, c’est-à-dire depuis qu’il eux ont l’impression d’être devenus inutiles, autant à leurs proches qu’à leurs anciens collègues de travail, recherchent eux-mêmes leur isolement et s’excluent de la vie des actifs dans une volonté de solitude et d’indépendance.

L’identité par le travail

Cette description est forcément celle du pire. Mais le pire c’est précisément l’objet de cette chronique, puisque là où il n’y a pas d’exclusion, les seniors ne font pas figure d’exception au sein de la société. Les raisons en sont contenues dans les structures mêmes de la société tout autant que dans les mentalités individuelles.

Les sociétés libérales sont des sociétés dont le moteur réside dans l’activité économique et la recherche du profit facile, maximisé et rapide. La justification de l’existence des individus est d’œuvrer à cette activité. Ce sont des sociétés faites pour les actifs et pour une catégorie très particulière d’actifs, ceux qui collaborent parfaitement et docilement au système dans la recherche inlassable des profits. La justification sociale de l’individu comme appartenant à une société humaine passe au second plan.

C’est donc la loi de la concurrence qui régit les rapports entre les travailleurs et leurs responsables, associée à la loi de l’offre et de la demande qui régit le marché.

En cas de difficultés, les moins rentables, ceux qui sont souvent les plus vieux, les plus anciens dans l’entreprise, sont éliminés, parfois tout simplement parce que l’expérience coûte cher et que les entreprises veulent faire baisser leur masse salariale, et donc diminuer leurs coûts fixes. Les inactifs ainsi créés, s’ils avaient eu jusque-là foi dans le système, deviennent à leurs propres yeux des inutiles. C’est là que se décrypte le phénomène d’une nouvelle pauvreté, une inégale répartition des ressources qui induit des concurrences agressives et une instabilité latente des situations.

De telles mentalités sont caractérisées par l’essor de l’individualisme. C’est cette même notion que décrivait Tocqueville dans « La démocratie en Amérique », quand il affirmait que disposer de liberté sans l’existence d’une véritable égalité pouvait transformer la démocratie en une autocratie égoïste d’où disparaissent les relations coresponsables au sein de la société. Chacun y vit pour soi, dans son petit cercle de famille. Ce désintérêt collectif fait que personne n’est maître de son destin, que la différence devient un droit à la différence, comme une nouvelle règle de portée générale qui s’impose à tous, et surtout aux autres, dans une sorte d’anarchie généralisée.

Tout ceci est, de toute évidence, liée à la perte des valeurs morales, qu’elles soient religieuses ou philosophiques, et à la chute des idéologies. Ce que concevait Tocqueville, nous le vivons aujourd’hui, dans nos sociétés libérales, des organisations où les citoyens dans leur grande majorité ont cessé de croire à une valeur collective et à leur appartenance à une nation.  Ce à quoi ils aspirent, c’est à une société qui ne croit en rien et qui, de facto, ne peut plus s’intéresser à ses membres, quels qu’ils soient, « seniors » mais aussi « juniors ».

C’est André Malraux qui a dit que le XXIe siècle « serait religieux ou ne serait pas » ! Le moins que l’on puisse remarquer, c’est que cet esprit religieux touche essentiellement d’autres continents que le nôtre. Les démocraties occidentales ont sans doute fait le choix d’une religion curieuse, celle du jeu, de la non implication, voire de l’indifférence. On aurait sans doute pu espérer travailler à la recherche d’une religion, même civile, dans un esprit responsable, comme en rêvaient John Locke, Jean-Jacques Rousseau ou Alexis de Tocqueville ! Aujourd’hui, la question se fait forte : la démocratie trouvera-t-elle les ressources pour exorciser les maléfices de l’individualisme ?

Une volonté collective pour combattre l’exclusion

On pourrait dire que les seniors sont tout à la fois victimes et responsables de leur exclusion du système économique. Leur innocence n’est pas entière et leur personnalité propre peut contribuer à les pousser à rechercher cette exclusion. Cependant il faut considérer le problème sous l’angle de la responsabilité de la collectivité, si l’on croit pouvoir y apporter une solution.

Cette situation inacceptable ne peut trouver d’atténuation que par une prise de conscience collective ce qui ne doit pas exclure toute volonté individuelle. Certes, la société évolue essentiellement sous l’impulsion du « législateur » qu’est l’État et qui fait voter par le Parlement les lois qu’il prépare. Il est donc de sa responsabilité d’agir pour que cette transformation du monde, qui est loin d’être la réponse qu’attendent réellement les électeurs, respecte les grands principes généraux du droit, les libertés publiques fondamentales et les principes moraux parfois contradictoires, en définissant des programmes et en en déterminant les moyens.

Il faut continuer de transformer la société. Hobbes ou Rousseau ont défini la nécessité du contrat passé entre l’homme et la société. Absolutisme, démocratie directe, le régime en l’espèce importe peu. Ce qu’il faut, c’est un Contrat Social partagé par tous, un accord qui fédère les citoyens autour de l’idée de Nation. Il convient que l’aliénation que l’homme fait de sa liberté à l’État crée aussi des devoirs pour ce dernier. Ainsi les seniors ne devraient pas se retrouver isolés et abandonnés après leur vie travail.

Il faut reconstituer les chaînes de solidarité qui existaient dans les sociétés traditionnelles, au sein d’une hiérarchie politique parfois lourde et injuste, comme au sein des cercles familiaux. Il faut donc faciliter l’essor des corps intermédiaires, les instances locales, les associations, ou les groupements, etc. où chacun puisse s’investir indépendamment du travail et de l’âge.

C’était le projet de la décentralisation, mais celle-ci n’a été portée qu’avec une volonté politique insuffisamment précise, en pointillés dirais-je. Pour combattre un lointain État centralisateur, les réformes déjà évoquées dans mes chroniques n’ont pas réussi et nous laissent, pour les secteurs les plus importants, avec des autorités déconcentrées et non décentralisées. C’est insuffisant et le pouvoir demeure absolutiste, centralisé et jacobin. S’il faut en croire Laurent Cohen Tanugi dans « Le droit sans l’État », il faut s’inspirer plus encore de l’Amérique, car seul le désengagement de l’État permettra à la société de s’investir individuellement dans la participation à la vie collective, et en cela apporter des solutions aux problèmes des exclus dont font désormais partie de plus en plus de seniors. Il faut redonner aux exclus des raisons de se sentir utile dans une société qui elle, est de plus en plus jeune, mais de moins en moins impliquée dans les engagements collectifs.

Une telle volonté politique n’existe pas vraiment. On pourrait même affirmer que les objectifs politiques actuels ne sont pas orientés vers la satisfaction des « bonheurs » ou des bien-être individuels, mais vers la maximisation des profits. Voilà donc des objectifs utopiques, rendre la société plus juste, pour les seniors, mais aussi pour l’ensemble des citoyens. Dans une période de récession comme on la connait cette année, avec la baisse du pouvoir d’achat, la hausse du coût de la vie, il ne s’agit sans doute pas de mettre en place des moyens financiers accrus. Mais il faut redonner aux familles, même aux cercles familiaux les plus réduits, seniors solitaires, personnes seules avec ou sans enfants, etc. des moyens plus décents, et envisager de réduire les charges, et donc le train de vie pharaonesque de l’État, mettre en œuvre une nouvelle politique de logement, rendre du pouvoir d’achat aux familles accablées par la fiscalité.

Il faut surtout mettre de l’ordre et analyser avec rigueur où se situent les abus et les gabegies dans l’utilisation de l’argent public. Comment accepter, par exemple, que de nombreux retraités, de tous secteurs d’activité, se retrouvent avec des retraites les plaçant en dessous du seuil de pauvreté alors que l’on devrait combattre les abus commis par ceux qui fuient l’impôt, évasion fiscale ou absence de déclaration, ceux qui trichent sur les aides sociales ou ceux qui abusent de leurs fonctions, notamment publiques. La lutte contre les injustices faites aux seniors est assez semblable à celle qui doit être menée pour protéger les exclus, elle doit devenir une priorité

Dans une société qui évolue, l’homme est souvent simplement en attente de l’action de l’État-providence, mais il peut, et il faudrait le dire haut et fort, lui-même agir pour appliquer sa propre volonté à la recherche de son propre devenir. Il a besoin du soutien de l’État et de la société, il a aussi besoin de s’assumer lui-même. La réponse est multiple, ses actes sont nécessaires pour mettre en oeuvre sa motivation et définir sa morale.

Certes cela ressemble à des utopies, des rêves d’intellectuel. Chacun doit se préparer à sa vieillesse et ne pas forcément attendre des pouvoirs publics d’être secouru. La réalité est bien plus complexe et la détresse ne se résout jamais a posteriori par le simple recours à la philosophie ou à la foi religieuse.

Il n’est toutefois pas anormal de penser que la société souffre des excès de l’intervention de l’État-gendarme d’une part, dans un sens, puis de l’État-providence d’autre part, en sens inverse, et c’est cette ambiguïté qui a modelé les mentalités d’un grand nombre d’assistés.

Le senior ne doit pas s’exclure de lui-même. C’est un problème de motivation personnelle. Il existe d’ailleurs de nombreux clubs et d’associations qui œuvrent en silence dans ce sens. Même si c’est une tradition moins présente que dans les pays anglo-saxons ou sans ceux du nord de l’Europe, la vie associative se développe malgré tout, de plus en plus en France, peut-être d’ailleurs au contact de ces autres pays européens où la vie collective est une seconde nature.

À l’inverse, il faut se garder des expériences américaines où des villes « spécialisées » ont été créées, un peu comme des villages vacances, des villes où ne sont admis que des seniors disposant d’un revenu élevé. Une façon de faire du tri dans les prétendants au « bonheur » ! Des villes cernées de murs et de barbelés, où tout est organisé pour faire ses achats, se rencontrer et s’occuper ! Est-ce le meilleur moyen de redonner aux seniors en perte de repères de quoi les motiver ou les rassurer sur leur identité sociale. Si la fortune offre bien des possibilités, offre-t-elle la sérénité ?

Le graal de la « Silver Economy »

D’un problème, peut aussi naitre une opportunité ! Les Boomers, ceux-là même que les tenants de la déconstruction wokistes accablent aujourd’hui de tous les maux, n’en sont de toute façon pas à leur première remise en question. Ils ont « fait 68 », comme on dit, puis ils ont pris le pouvoir, avant de finalement construire une société qui a su, malgré les crises, les vicissitudes et les chocs pétroliers, nous préserver du retour, jusque-là incessant, des nationalismes et des guerres. Les Boomers sont des bâtisseurs nés, parce que le rôle qui leur a été dévolu a justement été de reconstruire le pays après-guerre. Les mettre aujourd’hui au rebut, parce que l’âge de la retraite ou la date de péremption économique aurait sonné, est donc un énorme gâchis pour le pays tout entier.

La « Silver Economy » est le terme anglo-saxon pour désigner l’économie des séniors (ou silver génération), c’est-à-dire l’ensemble des marchés, activités et enjeux économiques liés aux personnes âgées de plus de 60 ans.

Mais il faut un cadre et des structures pour redonner du sens et un rôle sociétal réel et contributif à nos « forces tranquilles », aux côtés de nos forces vives. Aujourd’hui, tout se mesure à l’aune de l’impact économique. De fait, la France, avec ses Boomers et son système de protection sociale quasi unique au monde, pourrait disposer des atouts indispensables pour développer l’équivalent d’une Silicon Valley autour de ce qu’il est désormais coutume d’appeler la « Silver Economy ». L’attractivité de la France, de ses territoires, de sa gastronomie, et, précisément, de son système de santé, pourrait en outre contribuer à attirer dans la foulée les talents Boomers du monde entier (et les capitaux qui vont avec), aussi rapidement que certains pays défiscalisent pour attirer nos retraités.

Fondamentalement, avec l’augmentation de sa population âgée, la France représente désormais un marché considérable pour tous ceux qui sauront développer des produits et des services, forcément de plus en plus souvent numériques, et surtout de les adapter à ce segment. Or justement, qui mieux que les Boomers eux-mêmes pourraient cerner précisément et comprendre les besoins de leurs pairs ? Il faut donc envisager d’associer les compétences des Boomers à celles de forces vices, déjà aguerries au numérique, et de les catalyser dans des pôles de compétitivité spécifiques à la « Silver Economy ». Il faudra bien évidemment prévoir des formations, puis des financements, que ce soit sous forme de prêts bonifiés ou d’investissements privés afin que des entrepreneurs (quinquagénaires et sexagénaires) puissent développer en France ce type de solutions.

Un rêve ? Certainement pas : c’est en France justement, et plus précisément en province, qu’à 50 ans passés Marc Lassus a créé Gemplus en partant de rien, et a fait de son entreprise le leader mondial du secteur de la carte à puce, créant au passage 10.000 emplois et recrutant deux milliards d’utilisateurs, bien avant que Facebook n’y parvienne plus de deux décennies plus tard.

On pourrait aussi recourir à cette « force tranquille » des Boomers pour contribuer à diminuer le poids pour la collectivité de la dépendance et du grand âge. Si l’on veut améliorer l’accueil de personnes très dépendantes en structures médicalisées, notamment celles qui sont atteintes de la maladie d’Alzheimer, les Boomers pourraient s’impliquer à tiers temps dans l’aide au maintien à domicile ou, à tout le moins, dans l’accueil dans des lieux de vie bénéficiant des technologies issues de la « Silver Economy ».

Cette contribution permettrait avant tout de réaliser des économies en termes de lits en EHPAD, mais pourrait se traduire en complément de retraite pour les aidants, voire en tickets d’heures pouvant être échangés, tels des cryptomonnaies, représentant donc des aides pouvant bénéficier à d’autres Boomers. En résumé, chaque heure passée à aider, pourrait permettre d’acquérir des heures d’aides pour ses propres besoins. Ce serait en quelque sorte un troc, encadré mais non fiscalisé, permettant dans une logique vertueuse, de profiter à la société dans son ensemble, et d’y rattacher de surcroît un gisement d’usages pour développer la « Silver Economy » Française.

Comme en toutes choses, et dès lors qu’il serait question de redonner un second souffle à une nouvelle vie active après 60 ans, il serait parallèlement nécessaire de mettre l’accent sur l’éducation… des Boomers. Oui, je dis bien des Boomers. L’accès à la formation professionnelle à tout âge, mais aussi l’université ouverte à tout âge, et la capacité pour tous de s’offrir un nouvel avenir, d’apprendre un nouveau métier, surtout manuel, ce qui serait un moyen de relancer et de valoriser enfin ces filières qui le méritent, d’avoir la fierté d’obtenir un CAP…, passe en effet par la formation et l’éducation. Donner du sens et de l’espoir à tous ceux qui le veulent, voilà une clé pour les Boomers qui, disons-le encore une fois, ont, inscrit dans leur ADN, l’envie de bâtir l’avenir.

Mais l’âme humaine est complexe. Il y a ceux qui attendent, il y a ceux qui agissent. Il faut aider les uns, laisser libres les autres, accorder, c’est certain, la priorité au respect de la dignité humaine, comme ne pas accepter de systématiser l’acharnement thérapeutique, pour prolonger inutilement la vie humaine et parfois les souffrances, c’est-à-dire donner le droit à une mort digne.

Tout cela pour dire qu’il est important que nos seniors préparent leur retraite et prévoient eux-mêmes les activités qui viendront en remplacement de leur emploi. Tous les retraités disent qu’ils n’ont plus une seconde à eux depuis qu’ils sont en retraite. Mais c’est souvent faux ou le reflet d’une pudeur légitime. En réalité, nombreux sont ceux qui se retrouvent à transformer leur activité démesurée en désœuvrement. Et c’est donc une sorte de vœu pieu que de vouloir inciter tous les seniors à lutter contre l’exclusion en se découvrant des identités nouvelles et des occupations au service des autres.

D’ailleurs, pour conclure, il faut dire qu’il y a une réelle inégalité des seniors face au vide de la retraite ! Car ce sont généralement des questions que ne se posent pas les gens instruits, la recherche morale personnelle étant leur clef de base dans l’existence. Les autres font avec ce qu’ils ont ou avec ce qu’ils n’ont pas !

La jeunesse dit-on est un état d’esprit qu’il faut conserver, dans la période dite du 3ème âge avec enthousiasme et curiosité. Cela ne peut se faire qu’avec la certitude de pouvoir respecter quelques principes que l’on trouve, soit dans la morale religieuse, soit dans la philosophie. Socrate et son « Je sais que je ne sais rien » qui oblige à toujours chercher et raisonner, Platon dont il faut garder toujours en mémoire le mythe de la caverne, car il faut craindre les préjugés et la fausse signification des idées, afin de rechercher la lumière, et enfin Montaigne pour toujours utiliser sa curiosité et se mettre à l’étude.

Au-delà des droits et des devoirs, il est une vie intime qui est inaccessible aux actions de la vie sociale. Certains événements personnels sont souvent les moteurs de la force ou de la faiblesse de l’être humain, même favorisé, même entouré, tant par la société que par son entourage. Celui qui cesse de croire n’est déjà plus dans la société !

Bernard Chaussegros


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