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Pour un regard différent sur la mobilité des personnes en situation de handicap


Par Claire Doussard* et Julien Billion* Tribune. A l’heure où la plupart des experts s’accordent sur le fait que le handicap limite la mobilité des individus, notamment dans les transports en commun, il serait sans doute bienvenu de porter notre attention envers une population encore peu connue : les handipreneurs,...

Entreprendre - Pour un regard différent sur la mobilité des personnes en situation de handicap

Par Claire Doussard* et Julien Billion*

Tribune. A l’heure où la plupart des experts s’accordent sur le fait que le handicap limite la mobilité des individus, notamment dans les transports en commun, il serait sans doute bienvenu de porter notre attention envers une population encore peu connue : les handipreneurs, terme issu de la contraction des mots “handicap” et “entrepreneurs”. Durant près de trois ans, nos recherches se sont intéressées au quotidien d’handipreneurs : sur la manière dont ils développent leur activité professionnelle, font l’expérience de leur environnement de travail, ou encore se déplacent pour aller à des rendez-vous.

Les handipreneurs sont en fait relativement mobiles au regard de la population handicapée dans son ensemble. Les personnes handicapées se déplacent peu sur le territoire français : 1,8 déplacement par jour contre 3,3 pour une personne valide. La personne en situation de handicap passe 30 minutes de plus dans les transports en commun, alors qu’elle se déplace sur de moins longues distances. La situation de handicap pénalise également l’accès à l’emploi, puisque les personnes limitées en termes de mobilité sont deux fois moins nombreuses à être actives, près de 37% chez les hommes et 38% chez les femmes, contre 79 et 71% respectivement pour les autres.

Pourtant les handipreneurs que nous avons interrogés challengent ces statistiques. Les entrepreneurs en situation de handicap que nous avons rencontrés indiquent que leur distance moyenne de déplacement est près de 2 fois supérieure à celle parcourue par les personnes en situation de handicap non entrepreneures. Elle est également supérieure à celle des voyageurs valides. Certains trajets d’entrepreneurs, réalisés dans le cadre de leur activité professionnelle en Ile-de-France, s’étendent au sein de territoires suburbains, voire périurbains, en Essonne, dans les Yvelines, le Val-d’Oise ou la Seine et Marne. Près de la moitié des handipreneurs rencontrés effectuent des déplacements nationaux, voire internationaux, même s’ils rencontrent certaines difficultés durant leurs trajets. 

Alice remarque que “le négatif évidemment, c’est les déplacements”. Pour elle, la bonne pratique c’est “les limiter surtout”. Si Alice est en effet peu mobile, et témoigne de difficultés rencontrées lors de ses déplacements, ce n’est pas nécessairement le cas des autres handipreneurs que nous avons rencontrés. Samir et Kader se déplacent fréquemment en région Ile-de-France, et principalement à Paris intra muros, même si des différences existent entre eux. Samir emprunte toujours les mêmes itinéraires, et ce, très fréquemment, essentiellement à des fins de ravitaillement. Ces déplacements sont également très limités géographiquement, à moins de 2 km de son restaurant. Au contraire, Kader se déplace selon des itinéraires plus variés et plus longs du fait de son activité.

D’autres handipreneurs remettent encore plus en question nos représentations de la personne en situation de handicap du fait de leur extrême mobilité. Diane ne note pas de contraintes particulières lors de ses déplacements “Pas plus qu’un chef d’entreprise valide. Seules difficultés : la fatigue après une grosse journée de déplacement et mal aux genoux”. Oscar, qui est sourd, indique: “Au contraire, je me déplace à pied, en métro, en skateboard, à vélo, en trottinette, je suis polyvalent. J’adore. Je me déplace pas trop en métro. Je préfère le vélo”. Brahim s’est mis au judo pour mieux appréhender l’espace et gérer son stress. “Dans un combat, il faut savoir quand on a reculé, il faut avancer sinon on va sortir du tapis”. Il précise qu’apprendre à se mouvoir en relâchant le corps constitue le point fondamental. “C’est que comme on est confiant ben on peut se mouvoir”. Le judo lui permet également de se défendre dans la rue. “Les agresseurs à chaque fois ils voient un aveugle avec une canne blanche, ils se méfient pas. Mais moi, j’ai une pratique en tant que judoka, quand ils m’agressent, j’attends quand il me touche d’abord et après je fais ma technique”.  Octave et Vincent quant à eux se rendent fréquemment en province principalement pour assister à des rendez-vous avec des clients ou avec des partenaires commerciaux. Les villes de Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille et Toulouse sont particulièrement visitées par ces handipreneurs, car elles représentent des pôles économiques d’importance à l’échelle de la France. Ce sont donc des marchés dynamiques à prendre pour ces handipreneurs qui n’hésitent pas à se déplacer pour les investir. Daba, Damien et Malik quant à eux n’hésitent pas à voyager à l’international dans le cadre de leur entreprise. Damien se déplace principalement en Europe dans le cadre de sa holding, pour obtenir de nouveaux clients. Même s’il n’apprécie pas quant à lui le “gigantisme de Londres, mais j’adore les taxi londoniens”. Daba voyage aussi en Europe, mais aussi jusqu’aux Etats-Unis, au Sénégal, et en Côte d’Ivoire pour rencontrer des partenaires susceptibles d’apporter une plus-value à ses évènements. Daba a notamment  apprécié certaines pratiques de mobilité innovantes à Amsterdam. “J’ai expérimenté le fauteuil-vélo pour aller dans les transports en commun et le métro […] le métro est accessible avec des plateformes spéciales”. Malik, quant à lui, se rend fréquemment au Maroc, pour aller chercher des financements et faire appel à son entourage familial qui l’assiste parfois dans ces activités professionnelles.

Ces manières d’envisager le déplacement dépendent des entrepreneurs eux-mêmes, de leur expérience, de leur handicap, et des besoins inhérents à leur activité entrepreneuriale. Les différences observées entre les entrepreneurs permettent d’établir des profils mettant en relief les distances parcourues, la fréquence des déplacements, et la diversité des modes de transport utilisés dans le cadre professionnel. Se déplacer pour aller à des rendez-vous, rencontrer différents acteurs, aller à des salons professionnels, ou encore pour ravitailler son restaurant, fait partie intégrante de l’activité des handipreneurs. Les modes de déplacements sont variés, et permettent aux entrepreneurs de se déplacer aux échelles régionales, nationales, voire internationales pour certains d’entre eux. Les handipreneurs que nous avons rencontré nous permettent ainsi de porter un nouveau regard sur les personnes en situation de handicap.

NB : Les prénoms des handipreneurs ont été modifiés par souci de confidentialité.

Claire Doussard, Enseignante à l’École Spéciale d’Architecture et chercheuse associée à l’UMR AUSSER 3329 CNRS (claire.doussard@gmail.com)

Julien Billion, enseignant-chercheur à l’ISC Paris (jbillion@iscparis.com)

*Julien Billion et Claire Doussard sont les auteurs de l’ouvrage: « Il faut être audacieux. » Histoires et territoires d’entrepreneurs en situation de handicap. Editions EMS.

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