Par Camille Pluntz, Docteur en Sciences de Gestion (Marketing) et professeur à l’ISG International Business School
Tribune. Camaïeu (1984-2022). En l’écrivant, en le lisant, je peine à y croire. Cette jeune femme âgée seulement de 38 ans, n’est plus. Elle qui était si colorée, joyeuse, audacieuse ! Elle était pleine de vie. Elle avait mon âge.
Je sais ce que vous vous dîtes : « En voilà une qui est complètement cinglée. Elle pleure une marque comme elle pleurerait une personne ; et ça, alors que des milliers de collaborateurs restent sur le carreau car l’entreprise pour laquelle ils travaillaient, a disparu. » Je la pleure aussi. Rassurez-vous. Mais finalement, eux, collaborateurs et moi, consommatrice, ne serions-nous pas accablés par la perte de deux facettes d’un même Camaïeu : sa facette organisationnelle d’un côté, et sa facette marque de l’autre ? Attardons-nous alors sur cette dernière facette. Car le deuil de marque loin d’être un phénomène à sous-estimer, est un phénomène psychosocial de comportement de consommation tout à fait intéressant à creuser et à comprendre.
Du deuil de la personne décédée à celui de la marque disparue
Le deuil se caractérise par le large panel d’émotions se manifestant suite au décès d’un proche (e.g. tristesse, colère, nostalgie, solitude) ainsi que le traitement de ces émotions, pouvant passer par un ensemble de réponses comportementales, ritualisées (e.g. les cérémonies funéraires) ou non. Le deuil est dit « originel » lorsqu’il est associé à la perte significative d’un être humain. Mais à travers l’approche psychanalytique, le deuil peut se porter sur des objets autant animés, qu’inanimés, tangibles (e.g. un lieu de travail) comme intangibles (e.g. une marque). On parlera alors de deuil « métaphorique ». Freud (1915) parle d’ailleurs de la perte significative d’une « abstraction ». Cela peut fait rire jaune. Allez dire aux collaborateurs de Camaïeu qu’ils ont perdu une abstraction, tiens. Et la même chose aux consommatrices fidélisées à la marque.
Mais la maladresse ressentie à travers ce terme psychanalytique démontre parfaitement que lorsqu’il est question de deuil (« métaphorique » comme « originel »), c’est surtout la force du lien d’attachement entre deux entités qui prime. Finalement, que l’objet disparu soit humain ou non, peu importe : la ou encore via la force de vente. Certaines consommatrices, comme moi, pourraient vous dire qu’elles entendent la voix des marques à travers celles de leurs conseillères de vente (Je vous l’accorde, il n’y a qu’une professeure de Marketing pour écrire un truc pareil).
Camaïeu, nécrologie d’une marque aimée au visage humain
Ainsi, Camaïeu, je vis ton deuil en repensant à celle que tu as été. Tu es née en 1984 sous le signe d’une fleur violette. Le ton est vite donné ou la tonalité, devrais-je dire, car on te baptise Camaïeu. Une couleur pour plusieurs tonalités. Camaïeu de couleurs, Camaïeu d’humeurs. Tu te veux être la marque au style multiple, représentant ainsi parfaitement la femme dans toute sa complexité.
A 27 ans, tu es déjà grande et la fleur violette tombe. Ton logo muris, toi avec. Et ce n’est que deux ans plus tard, que tu te lances avec cette première prise de parole en public via la campagne publicitaire En Mood. En Mood Glam, Fun, Candy ou Rock, tu disais. C’était bien toi, ça. Il y avait de la couleur, de l’attitude, du rock. D’ailleurs, c’était avec toi que j’avais failli acheter un t-shirt avec Johnny Hallyday dessus. Damned j’y avais renoncé. J’aurais dû être un peu plus comme toi : oser afficher la couleur.
Ton chemin de vie se déroule au contact de tes consommatrices. Tu te rends présente et accessible. La fille sympa qui est juste à côté. Pas loin. On vient te voir pour toutes les occasions, bonnes ou moins bonnes. Les françaises s’attachent à toi et te choisissent comme marque préférée de prêt-à-porter sur plusieurs années consécutives.
Cet amour des femmes, tu le leur rends. A partir de 35 ans, on te sent engagée dans plusieurs causes : l’écologie avec ce label d’enseigne responsable que tu avais obtenu, ou encore le test de « l’éco-note », l’affichage d’une note environnementale de tes produits ; mais ce sont surtout les femmes que tu défends. D’ailleurs, c’est sur ton site internet que pour la première fois, en début 2022, des mannequins de prêt-à-porter s’affichent montrant des traces de violences physiques. Cela en désarçonne certains, choque d’autres. Bourde. Malaise. On comprend que tu deviens une jeune adulte, ayant déjà du vécu mais cherchant peut-être encore maladroitement les mots pour en parler.
Le juste mot, tu le trouveras. C’était il y a quelques mois. Un coup d’audace, un coup de grâce avec cette campagne publicitaire incroyable « A la ville, cette femme porte du Camaïeu ». Pour la première fois, une marque de prêt-à-porter ne parle que de ses consommatrices sans jamais montrer ses produits. On nous voit nous, mais on ne te voit pas, toi. L’industrie te récompensera pour ça.
Alors cette campagne, serait-ce ton joli testament ? Se dire que finalement c’est la femme qui porte le vêtement, et non l’inverse. On s’en souviendra Camaïeu, mais surtout c’est de toi, dont on se souviendra.
Camille Pluntz
Docteur en Sciences de Gestion (Marketing) et professeur à l’ISG International Business School
Bibliographie de l’auteur
Fuschillo, G., Cayla, J., & Cova, B. (2022). Brand magnification: when brands help people reconstruct their lives. European Journal of Marketing.
Plaud, C., & Urien, B. (2016). Le deuil originel et métaphorique : état de l’art et voies de recherche en comportement du consommateur. Recherche et Applications en Marketing (French Edition), 31(2), 62-85.
Portal, S., Abratt, R., & Bendixen, M. (2018). Building a human brand: Brand anthropomorphism unravelled. Business Horizons, 61(3), 367-374.