C’est ce que les journalistes appellent un « marronnier » : l’ONG Oxfam publie chaque année un rapport qui met en lumière les « inégalités mondiales » à la manière d’une sombre rétrospective sur l’année écoulée. Sans surprise, l’édition 2022 dénonce l’effet d’aubaine de la crise sanitaire sur les grandes fortunes. Cependant, la méthodologie du rapport continue à poser problème.
Chaque début d’année depuis 2015, la publication du rapport Oxfam nourrit d’un côté une réflexion, en soi intéressante, sur la manière de mieux redistribuer la richesse, de l’autre une certaine forme de ressentiment à l’égard des grandes fortunes qui pourrait finir… par lasser. Car le constat de ces inégalités est déjà connu : les études du FMI, de la Banque mondiale et de l’OCDE avaient déjà révélé l’effet d’aubaine du Covid sur les GAFAM avant la publication de l’étude. Par ailleurs, aucune solution opérationnelle pour réduire ces inégalités n’est proposée, exceptée celle d’un impôt (utopique) sur les richesses amassées pendant la pandémie par les « dix hommes les plus riches du monde ». Le tout donnant l’impression que l’étude n’est qu’un prétexte à générer un florilège de phrases-choc (« les 1 % les plus fortuné·es ont accaparé près de 20 fois plus de richesses mondiales que les 50 % les plus pauvres de l’humanité »).
Il est vrai cependant que d’un rapport à l’autre, ces phrases-choc peuvent donner le tournis. Cette année par exemple, Oxfam affirme que les milliardaires français auraient gagné « plus en 19 mois qu’en 10 ans » et que la fortune des cinq premiers milliardaires du monde aurait « augmenté de 172 milliards d’euros depuis le début de la pandémie ». L’étude dénonce également, avec peut-être une certaine dose de maladresse, le « virus des inégalités », mais aussi pêle-mêle les violences de genre (ou « personnes décédés à cause de leur genre ») et les problèmes d’accès à la nourriture : « Nous produisons assez de nourriture pour nourrir l’ensemble de l’humanité et éviter la faim. C’est la distribution inégale qui est à l’origine de la mortalité due à la faim ».
Une méthodologie qui pose question d’année en année
Depuis trois ou quatre ans, certaines voix osent interroger la méthodologie d’Oxfam, notamment parmi les économistes. Le point de crispation des contempteurs du rapport étant que la « richesse » d’un individu y est évaluée en fonction de sa valeur nette, c’est-à-dire le total de ses biens (ses actifs) moins ses dettes (ses passifs). « Ainsi, un jeune diplômé américain de la prestigieuse université d’Harvard qui vient de décrocher son premier emploi, mais qui s’est endetté pour payer ses études, est mathématiquement plus pauvre qu’un paysan indien qui ne possède qu’une modeste terre » explique à cet égard Laurent Pahpy, analyste pour l’Institut de recherches économiques et fiscales (IREF).
D’autres raccourcis ou biais peuvent être également mis en avant. Oxfam affirme par exemple qu’il « y a un nouveau milliardaire toutes les 26 heures depuis le début de la crise », obtenant ce chiffre par une soustraction entre deux listes Forbes, la première datant de mars 2020, l’autre de novembre 2021, et concédant que ce calcul a pu être faussé par les décès ou les revers de fortune. Enfin, l’étude n’hésite pas à minimiser la contribution des grands patrons à la reconstruction de Notre-Dame, dont 500 millions d’euros (soit la moitié) auraient pourtant été couverts par Bernard Arnault, patron de LVMH (200 millions d’euros), François Pinault (100 millions), PDG de Kering & Françoise Meyers-Bettencourt, dirigeante de L’Oréal (200 millions). Qui oserait leur jeter la pierre ?
Les inégalités à l’aune du temps long
Cette année, le rapport montre surtout, et c’est peut-être le point le plus intéressant, que la crise aura été sans pitié pour les plus faibles et aura exacerbé la pauvreté chez ceux qui, avant la pandémie, étaient déjà en difficulté. « Sept millions de personnes ont besoin d’aide alimentaire pour vivre, soit 10% de la population française, et quatre millions de personnes supplémentaires sont en situation de vulnérabilité à cause de la crise ». En France, la crise aurait par ailleurs exposé de nouveaux publics à la pauvreté. Le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) rappelle que la crise a conduit à des ruptures d’activité prolongées pour les travailleurs indépendants, intérimaires ou en contrat à durée déterminée, et à une hausse du nombre des bénéficiaires d’aide alimentaire.
Toutefois, si l’on se place sur le temps long, certains analystes se veulent beaucoup plus optimistes : le professeur de psychologie Steven Pinker, par exemple, rappelle que 90 % de la population mondiale vivait dans l’extrême pauvreté en 1820 et que l’espérance de vie moyenne est passée en une centaine d’années de 30 ans à 71 ans. «Les journaux auraient pu titrer en une ‘137 000 personnes ont échappé hier à l’extrême pauvreté’ chaque jour des trente dernières années, mais ils ne l’ont jamais fait, car le recul de la pauvreté est un phénomène au long cours» explique-t-il dans une tribune au Monde.