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Radiographie des années Poutine : le Tsar de l’Île russe (5)

Photo Mikhail Klimentyev/Sputnik/ABACAPRESS.COM

Par Patrick Pascal, ancien ambassadeur et président du Groupe ALSTOM à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie. Il est fondateur et président de « Perspectives Europe-Monde ».

Le discours prononcé ce 21 février 2023 par le Président Poutine devant l’Assemblée fédérale russe – qui réunit les représentants de la Douma et du Conseil de la Fédération – est une illustration du repli de la Russie, plus grand pays du monde par la taille, sur une « île », sorte de paysage mental beaucoup plus exigu. Vladimir Poutine a en effet fait une nouvelle fois la description d’un pays assiégé par l’Ouest (cf. « Ce sont eux qui ont déclenché le conflit »). Il a aussi plaidé pour une économie qui ne serait plus « offshore » et en a appelé au retour des capitaux et des personnes à l’étranger pour le développement d’une économie nationale. Le thème dominant de son intervention a finalement été que « La Russie est un pays ouvert, mais en même temps une civilisation distincte et originale ».

Un scénario de fin d’Empire ? Tout empire périra… ont parfois estimé les historiens. On peut en tout cas affirmer que le spectre de la défaite de Poutine est apparu dès lors que les troupes régulières russes ont franchi les frontières ukrainiennes. Quelle que soit l’issue militaire, une Russie au ban des nations ne sera pas viable dans la durée. L’Ukraine, quant à elle, a déjà gagné sa place au sein de l’Europe.

La leçon de la mémoire oubliée devra être retenue mais le processus ne se déroulera pas naturellement: les Russie, la rééducation du peuple par le peuple lui-même est loin d’être garantie. Dans l’Allemagne de l’immédiat après-guerre, les « Trois D » – Démilitarisation, Dénazification, Désindustrialisation – résultèrent de la politique des forces d’occupation.

Zamoskvoretche, Moscou © Patrick Pascal
 

Les deux premiers volets, appliqués à l’Allemagne, représentent un processus de longue haleine. Le troisième ne se pose pas dans le cas de la Russie, l’industrie de guerre n’étant pas le moteur de l’économie. Il s’agira au contraire pour ce pays de sortir de son économie de rentes, reposant essentiellement sur les exportations d’hydrocarbures. Poutine n’aura jamais été une sorte de Pierre le Grand réformateur et constructeur, malgré sa jeunesse qui tranchait sur la gérontocratie soviétique, Mikhail Gorbatchev excepté, et post-soviétique. Une modernité de façade a ainsi fait illusion qu’incarnait l’oligarchie, les fortunes rapides et faciles et une jeunesse libérée un temps des entraves et de la fermeture d’une société communiste.

La contradiction s’est accentuée alors que la Russie dépendait largement de l’Ouest pour le commerce et les investissements. Les choses se sont rééquilibrées depuis en faveur de la Chine, mais l’Europe demeure le partenaire économique principal de la Russie. Dans le même temps, la politique « eurasiatique » du pouvoir se heurte aux réalités nouvelles d’une Asie centrale qui entend poursuivre son émancipation. Cette Asie ex-soviétique est de plus en plus inquiète à la lumière de l’agression de l’Ukraine, alors qu’elle héberge encore des minorités russes importantes, par exemple au Kazakhstan. Les anciennes républiques soviétiques entendent poursuivre leur marche en avant, bridées seulement par la prudence suscitée par la perspective d’un face à face exclusif avec la Chine.

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En s’efforçant de reconstituer un style de pouvoir s’inspirant de l’autocratie tsariste et en s’appuyant sur la verticale du pouvoir parallèle de l’Eglise orthodoxe, Vladimir Poutine s’est inscrit dans une tradition slavophile. Ce faisant, il a plutôt été en phase avec les couches populaires qui l’ont au fond autant guidé qu’il ne les a orientées comme il sied à un homme d’Etat.

L’imaginaire populaire reste oriental, de manière tout à fait innée et naturelle et il échappe largement au grand débat intellectuel opposant l’occidentalisme au courant slavophile entamé dès le premier tiers du XIXème siècle. Kadyrov, le Tchétchène, ou Minikhanov, le président du Tatarstan – tous deux présents au Kremlin pour le discours du 30 septembre – sont perçus de l’extérieur comme représentant les marches de l’empire alors qu’ils ne sont pas considérablement éloignés géographiquement de Moscou et sont même une sorte d’enclave au coeur de la Fédération de Russie dans le cas du Tatarstan. Il n’est pas assuré cependant que l’opinion russe apprécie majoritairement la mise en évidence d’un Tchétchène – et d’une manière générale de ceux qui ne sont pas ethniquement russes – dans la guerre en Ukraine.

Mais l’attitude russe est ambiguë par rapport à ce monde oriental qui fait partie pourtant de l’inconscient profond. Il suffit de penser à Shéhérazade de Rimski-Korsakov ou aux Danses polotsiennes de Borodine, deux oeuvres du Groupe musical dit des Cinq qui prônait une musique spécifiquement nationale basée avant tout sur les traditions populaires russes.

Sans projet clairement défini, sinon celui déterminé par une rancoeur éternelle à l’égard de l’Ouest, sans idéologie ni repères, le président russe s’est replié sur sa « verticale du pouvoir ». Il a tenté en cela de reproduire le triptyque de Nicolas Ier, à savoir Orthodoxie-Autocratie-Spécificité nationale, à contre courant d’une européanisation dans l’esprit de Pierre le Grand. Vladimir Poutine conduit en Ukraine une guerre du XXème siècle au XXIème siècle, avec un schéma mental hérité du XIXème siècle.

Alors que la Russie était menacée en 1565 de l’invasion (NB: par les Polonais), Ivan IV dit le Terrible voulait sauver la Sainte Russie. Dans son film Tsar, Pavel Louguine pose la question de savoir si une telle résistance autorise à s’affranchir de toutes les références morales et d’accomplir toutes les exactions. Ivan le Terrible veut s’appuyer, dans son entreprise, sur l’Eglise, comme le fit Staline au cours du second conflit mondial. Deux conceptions de la religion s’opposent: celle exaltée au service de l’absolutisme; celle authentiquement spirituelle du métropolite. Ce dernier est un ami d’enfance du Tsar, nommé par ce dernier et qui finira par se révolter contre le pouvoir séculaire; il incarne une Russie mystique et émotive. Le Tsar ne manque pas non plus de spiritualité, baptisé et marié dans la cathédrale de la Trinité de Serguiev Possad à laquelle il était très attaché. Mais au nom de ce qu’il croit être la raison d’Etat et afin de préserver le caractère absolu de son pouvoir, il fera exécuter celui qui deviendra « Saint Philippe de Moscou ». L’admirable acteur Piotr Mamonov, qui incarne Ivan le Terrible résumant ainsi la pensée de ce dernier: « en tant qu’homme je suis pêcheur, en tant que Tsar je suis juste ».

Alors que se poursuit la guerre en Ukraine et que l’on n’est jamais à l’abri d’une nouvelle escalade, il paraît difficile d’envisager la Russie d’après le conflit et la nature de nos relations avec elle. Dans tous les cas de figure, Poutine aura perdu en violant le droit international, en dégradant l’image de son pays, en handicapant son développement économique et technologique, sans parler de crimes de guerre massifs allégués dont auront à connaître les instances internationales compétentes.

Ła Russie demeurera cependant le voisin de l’Europe et elle poursuivra son évolution post-soviétique. Il est même souhaitable qu’elle l’accélère dans l’intérêt de tous. Le cinéaste Pavel Louguine peut encore être sollicité pour nous aider à discerner une voie de sortie d’une crise qui est en fait une catastrophe pour l’ensemble du continent européen. Dans son film l’Île, un homme qui se croit criminel s’est réfugié dans un monastère des contrées septentrionales. Cet isolement géographique est aussi un enfermement mental dans un remord qui, à force d’être ressassé, peut conduire à une forme de rédemption. Une telle démarche demeurera toujours possible pour les Russes en tant qu’individus. Mais Poutine semble emmuré dans son mythe de Stalingrad et d’un possible retournement du sort au terme d’un implacable hiver. Son enfermement, accentué par la pandémie, ne l’a-t-il pas finalement conduit à être affecté d’un syndrome de Stockholm ? N’est-il pas en effet devenu son propre geôlier et n’aime-t-il pas son personnage ?

Patrick Pascal

Patrick PASCAL est publié aux Etats-Unis par la Revue INNER SANCTUM VECTOR N360 (Dr. Linda RESTREPO Editor/Publisher) qui vient de lui consacrer une Edition spéciale sur la Russie
→ https://issuu.com/progessionalglobaloutreach.com/docs/patrickspecialedition

PARTIE 1 : Nostalgie de la Puissance et Legs soviétique
PARTIE 2 : Enfermement et Complexe obsidional
PARTIE 3: Tradition autocratique et Violence endémique
PARTIE 4: La Weltanschauung de Poutine
PARTIE 5: Le Tsar de l’Île russe


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