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Radiographie des années Poutine : Enfermement et Complexe obsidional (2)

Neva à Léningrad/ Saint-Pétersbourg © Patrick Pascal

Par Patrick Pascal, ancien ambassadeur et président du Groupe ALSTOM à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie. Il est fondateur et président de « Perspectives Europe-Monde ».

L’Union soviétique fut un monde à part et elle le revendiqua même. Tel est encore le cas de la Russie. Le paradoxe est que le pays, qui a perdu 5 millions de km2 après 1991, reste le plus grand du monde par la taille, dans une extension de l’Europe au Pacifique et des mers septentrionales gelées en hiver aux mers chaudes, objet de tous les rêves et convoitises.

Il s’agit aujourd’hui de contrôler entièrement la mer d’Azov, porte d’entrée dans la mer Noire et au-delà de la Méditerranée. Pour autant, la Russie se sent menacée en permanence, du moins le prétend-elle. Mais n’est-ce pas le résultat de sa volonté constante d’expansion, caractéristique de toute son histoire à partir de la Grande principauté de Moscovie au XVème siècle ? Telle est en tout cas l’une des manifestations de son complexe obsidional.

Il est toujours frappant de ressentir lorsque l’on est à Moscou, c’est-à-dire à 3 ou 4 heures d’avion des principales capitales européennes, un éloignement mental plus que proportionnel à la seule distance géographique. Pour Vladimir Poutine, ce sentiment d’étrangeté confinant à une forme de claustration, vient de loin. Il est en partie lié assurément à l’histoire de ses parents lors du terrible siège de Léningrad au cours de la Seconde guerre mondiale. Le chef de l’état russe, pourtant avare de confidences, raconta d’ailleurs lui-même à Hillary Clinton – qui la rendit publique dans son ouvrage Hard Choices – l’histoire de son père revenu du front pour sauver in extremis son épouse d’une inhumation en masse avec d’autres victimes de privations ou du typhus. S’il ne s’agit pas de procéder à une analyse psychologique superficielle, il est généralement admis que la violence subie est souvent reproduite. Dès lors, le siège de Marioupol et la bataille autour de l’usine d’aspect soviétique d’Avoszstal ainsi que l’acharnement de Bakhmut dans le Donbass – dont on ne saisit pas toujours la portée militaire ou stratégique – n’ont-ils pas de lointaines réminiscences avec Léningrad ou avec la bataille de Stalingrad ?

La célébration du 9 mai, « Jour de la Victoire » de 1945, pour totalement justifiée qu’elle soit, est aussi une manière d’entretenir le culte de la défense de la patrie assiégée et envahie. Il faut à ce propos mettre au crédit de Vladimir Poutine d’avoir organisé à cette date, depuis quelques années, le défilé du « Bataillon des Immortels ». Il en prit lui-même la tête et permit aux citoyens, dans une expression de caractère plus individuel que les manifestations de la Place Rouge, de défiler avec le portrait de leurs ancêtres sacrifiés au combat. Le Président russe arborait le portrait de son père, figure tutélaire qui ne le quitte jamais et se trouve d’ailleurs toujours en évidence dans son cabinet de travail, où qu’il soit.

Le Kremlin, ou plutôt les Kremlin faudrait-il dire, car il y en a dans plusieurs villes de la Russie – telles Souzdal, Novgorod, Rostov la Grande, Pskov, Nijni Novgorod ou encore Astrakan -, est élevé sur un tertre et traduit l’essence non seulement d’un pouvoir dominateur mais distant des envahisseurs comme du peuple. Dans le dédale des interminables couloirs, dans les bureaux et pièces d’apparat, pas un seul bruit de la ville, c’est-à-dire de la vie, n’est perceptible. Les bureaux de certains responsables – et tel était par exemple le cas de celui d’Alexandre Routskoi, ancien pilote de chasse et héros de l’Afghanistan devenu le vice-Président de Boris Eltsine –  sont disposés en longueur le long d’une interminable carte de l’Union soviétique pouvant atteindre une dizaine de mètres. Cela atteste de la  volonté d’une domination d’un monde que l’on ne voit pas autrement et que l’on n’entend pas. Pendant les premières années de la Russie post-soviétique, le bureau de Lénine y avait été conservé en l’état au Kremlin – de même que celui de son épouse Nadejda Kroupskaya dans un ministère où elle avait été vice-ministre de la Culture –  comme une chapelle du Vatican où l’on viendrait se recueillir. Ce qui frappait aussi était la présence sur les murs du bureau de Lénine de cartes géographiques révélant conquêtes et projets territoriaux.

S’il faut toujours faire la part de l’inné, de l’éducation et aussi de la fonction, Vladimir Poutine a pendant longtemps exprimé par son comportement une forme d’autisme. Si après deux mandats présidentiels accomplis, il n’était plus l’homme de Saint-Pétersbourg, dont le visage allongé et creusé faisait penser – sans zoomorphisme déplacé – plus qu’à un loup, car Poutine ne chasse pas en meute, à un renard tout autant traqué qu’en quête de proie, Vladimir Poutine paraissait encore emprunté jusqu’à un comportement d’une timidité presque maladive. Même l’exercice des interminables conférences de presse annuelles ne le rapprochait pas véritablement des concitoyens et l’on a rarement vu Vladimir Poutine dialoguer avec l’homme de la rue. Les efforts faits ces dernières semaines de la guerre en Ukraine, sans doute en réponse à la communication du président ukrainien, n’ont pas été plus naturels et convaincants. La pratique reste bien celle des « village de Potemkine » avec ses décors artificiel et parfois ses figurants.

Les années passées à Dresde en Allemagne de l’Est, avant la chute du mur de Berlin, n’ont pas nécessairement donné à Vladimir Poutine une ouverture sur le monde. Le modeste agent du KGB – qui fut nommé à la tête du FSB en 1998, quelques mois avant de devenir Premier ministre – était en fait doublement confiné, tout d’abord dans une ville de province plus proche de l’Est que de l’Ouest et ensuite au sein d’une communauté soviétique considérée généralement par la population locale – avec laquelle elle ne se mélangerait pas – comme une force d’occupation. D’ailleurs, les forces soviétiques atteignirent dans cette partie de l’Allemagne jusque’à 500.000 hommes, ce qui donna à celle-ci la plus forte « densité » militaire du monde compte tenu de la taille relativement exiguë de la RDA. Pour autant, ces forces étaient peu visibles et demeuraient généralement cantonnées dans des garnisons out même des forêts définies comme des « zones interdites » (Sperrgebiete). Il ne semble pas que Vladimir Poutine soit revenu enchanté d’une telle expérience, sinon qu’il en rapporta une pratique très convenable de la langue allemande, parfois confondue avec un. « tropisme » allemand.

Cela lui fut sans doute utile dans ses rapports avec la Chancelière Merkel, voire avec d’autres représentants de la classe politique allemande. S’il ne s’agit pas d’évoquer le Chancelier Schröder dont la proximité avec la Russie de Poutine est bien connue, c’est au seul ministre des Affaires étrangères Steinmeier – aujourd’hui Président de la République fédérale – reçu dans sa résidence présidentielle de Novo Ogarevo qu’il réserva, semble-t-il, plusieurs mois avant l’échéance de 2008, la confidence qu’il une briguerait pas un troisième mandat présidentiel d’affilée, ce que ne lui permettait pas au demeurant la Constitution, et qu’il avait choisi Dimitri Medvedev pour le remplacer pendant un mandat unique. S’agissait-il de l’expression d’une proximité à nulle autre pareille au sein de l’Europe de l’Ouest de la Russie avec l’Allemagne ou d’un message destiné à rassurer l’industrie allemande ?

L’éloignement des réalités est aussi celui de la politique économique. Vladimir Poutine a souvent fait étalage d’une connaissance impressionnante des dossiers se forgeant ainsi l’image d’un technocrate compétent. Il ne lui était d’ailleurs pas très difficile de se démarquer de l’image de son fantasque prédécesseur Boris Eltsine. Mais la maîtrise des fiches ne traduit pas nécessairement la compréhension des mécanismes, notamment ceux d’une économie moderne.

La « diversification » de l’économie fut le leitmotiv de la présidence de Dimitri Medvedev (2008-2012) tandis que le Premier ministre Poutine avait insisté dans son discours d’investiture du 8 mai 2008 sur la « modernisation » de l’économie et l’intégration de la Russie dans l’économie mondiale. La crise financière mondiale, qui a commencé à affecter la Russie à partir de l’automne 2008, a réduit à néant les velléités de transformation. Les sclérose mentale persistante héritée d’une conception de l’économie dirigée et fermée n’ont pas non plus facilité la compréhension des mécanismes économiques contemporains au cours d’une période particulièrement troublée sur le plan mondial.

Durant les premiers mois de la crise, le prix du pétrole avait chuté, de juillet à septembre 2008, de 147 $ le baril à 30 $, tandis que le niveau pour maintenir l’équilibre budgétaire était alors 60 $. Un vif débat s’était instauré au sein du gouvernement, en particulier entre le ministre des Finances Alexeï Koudrine et le ministre de l’Économie German Gref sur la meilleure allocation des revenus tirés du pétrole.

Ceux-ci alimentaient, au-dessus de 27 $ le baril, un Fonds de stabilisation qui avait alors atteint plusieurs centaines de milliards de dollars (NB : 600 milliards $ à son apogée en incluant pour moitié environ les Réserves de la Banque centrale). Le ministre des Finances, en vertu d’un parfait rigorisme financier, plaidait pour le gel du Fonds en arguant du fait que celui-ci avait été créé précisément pour faire face aux aléas brutaux de prix de l’énergie dont la Russie avait déjà fait la cruelle expérience. German Gref estimait, de son côté, qu’il fallait utiliser les montants considérables épargnés pour des investissements qui, même en période de basse conjoncture, seraient le garant d’un développement futur.

La ligne Koudrine finit par l’emporter et l’on n’a pas le souvenir que le Premier ministre Poutine ait adopté une ligne claire dans ce débat. Koudrine crut triompher quand la tempête survint, alors que les fragilités constatées avant la crise (cf. excessive dépendance, de l’ordre de 80 %, à l’égard des matières premières, en particulier énergétiques ; vétusté des infrastructures ; insuffisance de l’offre et inflation à deux chiffres ; déséquilibres régionaux) étaient toujours là.

La chute des prix des produits énergétiques avait provoqué une détérioration marquée des termes de l’échange qui aurait dû entraîner une dévaluation formelle. L’Exécutif, s’y refusa pour des raisons politiques et sociales, dans un pays encore affecté par le syndrome de 1998, sorte de « Tchernobyl financier » (NB : chute de la valeur du rouble de 70 % en quelques jours) en lui substituant une politique d’ajustements parfois qualifiée de « wrong steps in the right direction ». La Banque centrale intervint à hauteur de 200 milliards $ entre novembre 2008 et février 2009 pour freiner la perte de valeur du rouble. Cela n’empêcha pas une dévaluation de fait d’environ 30 % pour la période considérée.

La Russie ne profita donc pas de la période considérée pour investir dans ses infrastructures et se moderniser. La diversification de l’économie, malgré des velléités du président Medvedev, ne fut pas engagée sérieusement. Il y a incontestablement un certain retard mental de responsables étatiques, souvent formés et même aux responsabilités pendant la période soviétique (…)

Patrick Pascal

RADIOGRAPHY OF PUTIN’S YEARS est publié simultanément aux États-Unis par INNER SANCTUM VECTOR N360 (Dr. Linda RESTREPO, Editor/Publisher)

PARTIE 1 : Nostalgie de la Puissance et Legs soviétique
PARTIE 2 : Enfermement et Complexe obsidional

A suivre :
PARTIE 3: Tradition autocratique et Violence endémique
PARTIE 4: La Weltanschauung de Poutine

PARTIE 5: Le Tsar de l’Île russe


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1 commentaires sur « Radiographie des années Poutine : Enfermement et Complexe obsidional (2) »

  1. Poutine enfermé dans son « Kremlin psychique ».

    S’inspirant de la clairvoyance du Maréchal von Paulus qui capitula face aux Russes en 1943 à Stalingrad, en tentant, en ce qui me concerne, de lever parallèlement le voile de la névrose à deux faces de Vladimir Poutine et de tenir compte de la perception de Monsieur Patrick Pascal qui rapproche l’image « d’autiste » illustrant hypothétiquement la psychologie de Poutine, à ses débuts, dans les sphères du pouvoir, je me permets cet avis ci-dessous.

    Pour moi, Poutine souffrerait d’un complexe d’infériorité premier, acquis, continuellement lancinant dans sa quotidienneté et sur-surcompensé, secondairement, par une pulsion de désir de domination qui l’enfermerait dans son  » Kremlin psychique ». Cela lui donne l’illusion de maîtriser la situation alors que ces deux névroses entraîneraient inéluctablement « sa » Fédération vers l’inévitable explosion. Obnubilé par cette structuration psychique, il ne serait plus en mesure, en toute conscience, d’appréhender la fin de son règne.
    Ma référence au Maréchal Friedrich von Paulus aura été un « marqueur psy » chez moi, contre mon gré. Car à l’école, anciennement, deux enseignants (au moins) – me demandant si j’avais un lien familial avec le maréchal – m’ont envoyé « l’info » parasitante selon laquelle ce Paulus avait été un « traître » d’Hitler à la tête d’un régiment nazi. Deux enseignants, très fiers d’eux-mêmes assurément étalaient ainsi leur culture ! Alors que pour moi le Maréchal capitula pour préserver la vie de ses troupes.

    Quant à Poutine, capitulera t-il pour préserver des vies ? Sa préoccupation nevrotique première cherche à rationaliser sa névrose qui devient projective, secondairement, par rapport à sa structure primaire initiale complexée l’infériorisant continuellement face à autrui. Dès lors la ressource secondaire de sa pulsion névrotique de domination devient rationalisatrice, justifiant les crimes commis de son « opération spéciale » qui traquerait des « nazis » cherchant à sauver le « Président Poutine de La Fédération de Russie » qui est toujours et restera psychiquement… le colonel du KGB de la dite Fédération.
    Fréderic Paulus.

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