Meubles de récupération, matières insolites, signalétique en marc de café et tabourets hauts conçus à partir de levure de bière… Chaque recoin raconte une histoire de réinvention. Même le comptoir d’accueil, fait de sédiments marins, semble nous rappeler que chaque détail compte dans la construction d’un avenir plus durable. La Climate House n’est pas seulement un espace de travail, c’est un manifeste vivant. Dans cette maison pas comme les autres, cofondée par 80 entrepreneurs, une communauté engagée, et soudée, qui partage bien plus qu’un toit, œuvre à une même ambition : penser et bâtir la transition écologique et sociale. On y circule comme dans une colocation bienveillante où les idées fusent, où l’on échange une vision autant qu’un café.
Alors que j’attends attablée dans le salon, la cofondatrice de Too Good To Go, retardée par une réunion, m’envoie un message. Quelques mots simples mais significatifs : « Bienvenue à la Maison ». Le ton est donné.
Âgée de 33 ans, Lucie Basch déborde d’énergie. Sociable et fédératrice, elle aime rassembler, organiser et agir. Mais derrière cette joie de vivre se cache une détermination farouche de transformer le monde. Hyperactive assumée, elle agit avec le sens comme seule boussole.
« L’absurdité de la possession individuelle me rend folle »
Lucie Basch croit intimement en la puissance du lien et dans l’importance d’agir pour les autres. Cette jeune femme pétillante, qui ne fait aucune concession sur la notion de plaisir, aime que les choses aillent vite et que les idées fusent. Selon elle, un projet n’a de sens que s’il se construit avec enthousiasme, dans la joie, à travers un élan collectif.
Entreprendre pour impacter
Lucie Basch n’avait jamais rêvé d’entreprendre. Et pourtant, dès l’enfance, elle endossait naturellement des rôles de leadership en tant que déléguée de classe, capitaine de son équipe de volley ou rédactrice en chef du journal du collège. « J’ai toujours eu une profonde envie de faire avancer les choses, de bousculer les lignes et de trouver des solutions concrètes », confie-t-elle. Lucie Basch le rappelle avec simplicité : entreprendre est avant tout une « aventure profondément intime » qui demande une écoute constante de soi.
Pour elle, l’entrepreneuriat n’est pas une vocation, mais une réponse pragmatique à une volonté d’agir. « L’entreprise constitue aujourd’hui un levier extrêmement puissant pour transformer le monde. Elle permet d’agir concrètement, de mobiliser les énergies et de générer de l’impact. Entreprendre est une réponse, plus qu’une envie ».
La découverte du vrai monde
Après Centrale Lille, Lucie Basch choisit de poursuivre un double diplôme en logistique et supply chain management à l’Université de Cranfield au Royaume-Uni. Elle débute ensuite sa carrière chez un grand nom de l’agroalimentaire, et quitte alors son univers familier du 4ᵉ arrondissement de Paris pour les petites villes industrielles anglaises. « Je ne connaissais pas vraiment le “vrai monde”. Aller sur le terrain, dans les usines de production, au contact direct des ouvriers, était une expérience essentielle. J’y ai rencontré des personnes que je n’aurais jamais croisées si j’étais restée dans mon écosystème parisien ». Elle enchaîne les missions dans diverses unités de production : capsules de café, bouteilles d’eau, confiseries, nourriture pour animaux… Cette immersion lui ouvre alors les yeux sur l’envers du décor de l’industrie alimentaire et sur l’ampleur du gaspillage alimentaire.
40 % de la nourriture produite dans le monde est jetée
Lucie Basch prend alors conscience d’une réalité brutale qui ne la quittera plus : 40 % de la nourriture produite dans le monde est jetée. « Au début, je n’y croyais pas, explique-t-elle. Lorsque j’ai réalisé que c’était vrai, il m’est devenu impossible de continuer à cautionner ce système et j’ai alors pris la décision de passer à l’action ».
Pour elle, il devient alors urgent d’imaginer une alternative et de trouver une solution qui permet à chacun d’agir concrètement contre le gaspillage alimentaire au quotidien. C’est ainsi qu’émerge l’idée de Too Good To Go en 2016. Aujourd’hui, cinq repas sont sauvés chaque seconde grâce à Too Good To Go.
Les défis de l’hypercroissance
L’hypercroissance de Too Good To Go a conduit Lucie Basch à relever une série de défis humains et organisationnels. Dès les débuts, elle s’est entourée d’une équipe solide lui permettant de faire face à cette accélération vertigineuse. Le projet est né en Scandinavie sous l’impulsion de plusieurs cofondateurs partageant la même vision.
« Lorsque j’ai lancé le projet en France, j’ai reçu énormément de messages de personnes enthousiasmées par l’idée, qui me demandaient comment elles pouvaient nous aider. À ce moment-là, on n’avait rien : ni expérience, ni financements… juste une conviction forte et indéfectible. Ce fut incroyable de voir tous ces bénévoles et volontaires se mobiliser autour de notre projet ».
« De nombreux entrepreneurs locaux nous ont contactés pour lancer le projet chez eux ! C’est ainsi que nous avons lancé l’application dans 16 pays : la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie, l’Espagne, le Portugal… » En l’espace de quatre ans, l’entreprise est passée de 0 à 780 collaborateurs en 2020.
Après avoir relevé le défi de l’hypercroissance, Lucie Basch se heurte alors à celui de l’hyper décroissance au moment où la crise sanitaire fait rage. « Le monde entier était plongé dans un contexte particulièrement anxiogène et déstabilisant. Les collaborateurs devaient rester confinés chez eux, alors qu’ils adoraient venir au bureau. C’était extrêmement dur. »
Malgré cette incertitude généralisée, une conviction perdurait : le gaspillage alimentaire ne disparaîtrait pas, et dès la réouverture des commerces, la mission de Too Good To Go retrouverait toute sa pertinence. « La question était de savoir comment protéger notre culture d’entreprise, les emplois, assurer notre pérennité financière… tout en continuant à avancer, mais nous avons réussi à relever le défi. Nous sommes ressortis plus forts de cette période trouble. Chaque crise constitue une opportunité de se réinventer. »
Pour surmonter ces crises tout en conservant son équilibre, Lucie Basch a fait un choix de vie fort : partager son temps entre Paris et la Bretagne. Là-bas, entre océan, oiseaux et embruns, elle retrouve un ancrage précieux.
Concilier la croissance et l’impact social
Chez Too Good To Go, la croissance économique ne s’oppose pas à l’impact social, elle en est même le moteur. « C’est toute la beauté de l’économie circulaire : tout fait sens, tout s’aligne naturellement, les enjeux écologiques, économiques et sociaux », affirme-t-elle.
Au cœur de cette stratégie, une étoile polaire guide chaque décision : le nombre de repas sauvés. Un indicateur simple mais puissant, qui cristallise les trois piliers de l’impact. Sur le plan écologique, chaque repas sauvé de la poubelle contribue à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Sur le plan social, l’accès à des paniers « anti-gaspi » à prix réduits permet à des publics fragiles, comme les étudiants ou les retraités, de se nourrir dignement. Et sur le plan économique, le modèle repose sur une logique vertueuse : une commission est prélevée sur chaque panier sauvé. C’est un modèle gagnant-gagnant-gagnant. « Tant que nous augmentons le nombre de repas sauvés, nous savons que nous progressons sur tous les fronts. »
« Je voulais m’ouvrir à d’autres problématiques »
Après sept années passées à consacrer toute son énergie à Too Good To Go, l’entrepreneuse a ressenti un besoin de changement. De retour des États-Unis, où elle avait lancé l’activité de l’entreprise en Amérique du Nord, elle fait un constat clair : si le gaspillage alimentaire demeure un sujet essentiel, d’autres urgences environnementales émergent. « Je pouvais passer toute ma vie à lutter contre le gaspillage alimentaire, et ça aurait eu du sens, mais j’avais aussi cette curiosité et ce désir de m’ouvrir à d’autres problématiques. J’ai alors décidé de sortir de l’organigramme opérationnel de Too Good To Go afin de me donner l’espace pour lancer de nouveaux projets. »
À ce moment-là, l’entreprise compte 1 400 collaborateurs et la cofondatrice estime que son rôle n’est plus aussi indispensable qu’aux débuts. Forte de cette liberté nouvelle, elle cofonde , aux côtés de 80 entrepreneurs, la Climate House, un lieu hybride dédié à la transformation écologique du monde économique, ouvert depuis six mois à Paris. « Ce que j’ai adoré chez Too Good To Go, c’est non seulement l’impact direct sur le gaspillage alimentaire, mais aussi la démonstration qu’un autre modèle d’entreprise est possible, un modèle où l’on peut aligner les enjeux économiques, sociaux et écologiques. La Climate House prolonge cette ambition ».
La Climate House, maison des architectes de demain
Aux côtés de 80 entrepreneurs, elle co-construit un espace incarnant cette réconciliation entre l’écologie et l’économie. Inauguré en octobre 2024, le lieu accueille environ 400 personnes au quotidien – un mélange de résidents fixes et de nomades – et vit au rythme de conférences, d’événements, et d’échanges transdisciplinaires.
« Notre conviction est que pour transformer, il faut toucher simultanément la tête, le cœur et le corps. On apprend la théorie, les enseignements scientifiques, mais on travaille également sur ce qui se passe à l’intérieur de nous, l’écologie intérieure. Prendre soin de soi, des autres, et de la planète, est la mission qui innerve la Climate House ».
La maison tend également la main aux grandes entreprises, souvent en phase de transition et qui ont besoin d’accélérer leur transformation. « Elles avancent, mais pas assez vite ni assez loin car il leur manque un collectif. Aujourd’hui, il est extrêmement compliqué pour un dirigeant, qui a des convictions, de transformer une entreprise conçue selon les logiques de l’ancien monde. Nous les accompagnons donc sur le chemin de cette nécessaire transformation en leur donnant accès à tout l’écosystème de la Climate House : entrepreneurs, scientifiques, économistes, artistes… pour repenser en profondeur leur manière d’opérer ».
Poppins, l’application pour emprunter et louer
Neuf ans après le succès fulgurant de Too Good To Go, Lucie Basch s’est lancée début avril dans une nouvelle aventure entrepreneuriale : Poppins, une application fondée sur le principe de partager plutôt que de posséder. « L’absurdité de la possession individuelle me rend folle. C’est une autre forme de gaspillage car on surproduit des ressources qu’on sous-utilise : en moyenne, on possède 2,5 tonnes d’équipements chez soi – l’équivalent du poids d’un hippopotame – dont 30 % ne servent jamais ».
Poppins entend changer cette logique de possession en proposant une plateforme de prêt et de location d’objets autour de soi. Le concept : rendre le partage facile, fiable et fun, et ainsi passer de la propriété individuelle à la prospérité collective.
Concrètement, l’application permet de trouver une perceuse, un sac de randonnée, un lit pour bébé ou encore des boules de pétanque… auprès de ses voisins, d’une recyclerie, d’une ludothèque ou même d’un magasin partenaire.
« Rendre le partage facile, fiable et fun »
« Devenir plus raisonnable dans notre consommation ne signifie pas renoncer au plaisir. Il s’agit de proposer de nouvelles solutions sans demander aux gens de se priver de ce qu’ils aiment. L’enjeu consiste en effet à posséder moins en profitant plus ».
L’application agit comme un tiers de confiance en créant un cadre rassurant entre particuliers. « Aujourd’hui, on fait plus confiance à un conducteur certifié sur BlaBlaCar qu’à son propre voisin. C’est la force du digital. Il recrée du lien de confiance entre les gens », souligne Lucie Basch. Pour garantir des échanges fiables, Poppins propose une protection intégrée qui couvre chaque location ou prêt.
« En maximisant l’usage des objets, on crée de la valeur économique et sur cette valeur créée, Poppins perçoit une commission », explique Lucie Basch. Concrètement, chaque location effectuée sur l’application est partagée : une partie revient au propriétaire, l’autre à Poppins.
En s’appuyant sur les travaux de l’ADEME, il est possible de quantifier précisément les bénéfices d’un objet loué ou emprunté par rapport à un achat neuf. « À chaque emprunt ou location effectuée via l’application, on évite des émissions de CO₂, on libère de l’espace dans nos foyers, on fait des économies, et surtout, on recrée du lien social en réapprenant à partager avec nos voisins. »
« Notre véritable concurrent est Amazon »
Si de nombreuses plateformes se sont positionnées sur le sujet du partage ces quinze dernières années, peu ont réussi à en faire un usage totalement grand public. « Certains se sont focalisés sur une seule verticale, d’autres ont développé des dynamiques très locales. Ces approches fonctionnent, mais ne suffisent pas à créer un réflexe universel ».
Poppins ambitionne de rassembler ces initiatives dispersées en une plateforme unifiée et intelligente, en s’appuyant sur les habitudes déjà ancrées grâce à des pionniers comme Blablacar ou Airbnb, et en exploitant les nouvelles capacités de l’intelligence artificielle pour connecter les bonnes personnes au bon moment.
« Notre ambition est de faire du partage une évidence, qu’il soit plus simple, plus pratique, plus fun que la possession individuelle. En un mot, plus désirable que l’achat. Notre véritable concurrent n’est pas une autre appli de partage mais Amazon qui a réussi à démocratiser l’achat sur toutes les verticales ».
Forte d’un lancement réussi à Paris, l’équipe prépare déjà l’extension à d’autres grandes villes françaises. L’objectif est clairement affiché : faire du partage un mouvement mondial, en commençant par l’Europe…
Lucie Basch en est convaincue : pour continuer à avancer dans un monde en crise, il est essentiel d’imaginer un avenir dans lequel l’humanité réussit à relever les défis environnementaux et sociaux, dans la joie. Loin de céder au fatalisme, la trentenaire voit dans cette urgence un possible catalyseur de sursaut collectif, une occasion de « passer d’une logique de confrontation à une dynamique de coopération ».