Par Patrick Pascal, ancien Ambassadeur et Président du Groupe Alstom à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.
En ces temps de guerre, de lourdes menaces sur différents théâtres d’opération, de renforcement des budgets militaires, de reconstitution, voire d’élargissement des alliances pour la sécurité, de résurgence de la politique des blocs remémorant une guerre froide sous des formes différentes et ne se limitant pas à l’Est-Ouest, le concept de neutralité a-t-il encore un sens ? Quelles en sont les possibles vertus ?
Un statut peu répandu et modulable
Il convient de corriger les idées reçues sur la neutralité en distinguant tout d’abord les Etats qui ont une politique de neutralité de ceux qui optent pour un statut de neutralité permanente. Les premiers manifestent une volonté de rester en dehors des blocs et des alliances et déterminent leur politique en conséquence. Ce fut le cas de la Suède et de la Finlande jusqu’à leur demande d’adhésion à l’OTAN. Les seconds choisissent une situation particulière comportant des droits et obligations internationales établis par traités.
La neutralité permanente mérite que l’on s’y arrête. Elle correspond à l’engagement d’un Etat de ne pas recourir à la force, sauf pour défendre son indépendance et son intégrité territoriale. Cet engagement est reconnu par les autres Etats qui s’obligent de leur côté à ne pas user de la force contre lui et parfois s’imposent de garantir sa neutralité, c’est-à-dire à agir par la force à l’encontre de ceux qui manqueraient au statut de neutralité.
Ce dernier statut de neutralité est historiquement ancien et répond généralement à un désir d’éviter des conflits armés dans des zones particulièrement sensibles. Le fondement juridique de la neutralité suisse a ainsi résulté d’actes unilatéraux concordants et concertés adoptés en 1815. Le Traité d’Etat autrichien de 1955 a mis fin à l’occupation de l’Autriche et contenait l’engagement de l’URSS, de la France, du Royaume-Uni et des Etats-Unis de respecter l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Autriche. Une loi constitutionnelle autrichienne de la même année a proclamé la neutralité perpétuelle de l’Autriche. Cette position excluait alliances et bases militaires sur son territoire.
Il est important de noter qu’un Etat perpétuellement neutre s’engage à ne participer à aucun conflit armé et à ne lier son sort à aucune influence étrangère. Mais ce statut n’est pas synonyme de démilitarisation et il n’exclut aucunement une capacité à assurer sa défense. Celle-ci ne peut être assurée dans le cadre d’une organisation de défense collective mais un Etat garant peut se ranger militairement aux côtés de l’Etat neutre qui aurait été agressé.
L’expérience d’une ex-République soviétique
Le Turkménistan offre un exemple très contemporain de la neutralité permanente. Cette République d’Asie centrale a accédé à l’indépendance en 1992 après la dissolution de l’Union soviétique. Par une Déclaration enregistrée par l’ONU en 1995, le pays a choisi la neutralité permanente. Ce statut a résulté de l’exercice d’un droit souverain et il a été confirmé, lors de son vingtième anniversaire, par une résolution adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies sur proposition du Turkménistan dont la France s’est d’ailleurs portée co-auteur.
Le pays a fait de la neutralité la valeur emblématique de sa politique étrangère, notamment dans un cadre multilatéral. Les motivations d’Achkhabad n’ont jamais été explicitées mais on peut en cerner les contours. République quelque peu délaissée par l’Union soviétique et dont le développement laissait à désirer malgré de grandes potentialités (NB: aujourd’hui les 4èmes réserves de gaz du monde; la deuxième économie en Asie centrale), le Turkménistan situé dans une zone névralgique – où il est à la fois mitoyen de l’Iran et de l’Afghanistan (NB: respectivement 1.150 km et 800 km de frontières communes) – a fait le constat de son enclavement et de sa faiblesse relative. Il a donc arrêté une orientation basée sur une analyse des moyens de sa puissance, de son environnement régional et de ses finalités.
La volonté de vivre en harmonie avec les pays voisins s’est rapidement concrétisée et, à titre d’exemple, Achkhabad a toujours entretenu tout au long du conflit afghan des relations avec l’ensemble des parties. Le Turkménistan, riche en ressources énergétiques, a même fourni de l’électricité dans les zones frontalières. Après avoir été soutenu matériellement par l’Iran lors de la création de l’Etat, le Turkménistan a en retour fourni du gaz, dans un pays frappé par les sanctions, notamment dans le nord de l’Iran éloigné des bassins énergétiques dont ce pays regorge aussi.
Membre de la Communauté des Etats indépendants (CEI), le Turkménistan ne l’est naturellement pas de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), ou encore de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) à la différence des quatre autres Républiques d’Asie centrale. Son statut lui interdit-il des coopérations étroites avec des pays membres d’alliances différentes ? La réponse est négative. La Russie, dont les positions ont reculé dans ce pays y conserve néanmoins un soft power important, notamment par la langue russe qui reste la langue de travail de l’administration et la présence d’une communauté importante de bi-nationaux. Moscou continue de fournir des équipements militaires. Les Etats-Unis dominent le secteur de l’aéronautique civile depuis l’indépendance, la Chine est devenue l’acheteur quasi exclusif de gaz turkmène et la France est présente dans ce pays avec de grandes entreprises dans le domaine de la construction (Bouygues, Vinci), de l’énergie (Total, Schneider Electric) ou encore de technologies avancées comme les satellites (Thalès) et les hélicoptères (Airbus).
La relative fermeture du pays n’exclut donc pas des coopérations tous azimuts. Le pays est au coeur de grands projets économiques (cf. Gazoduc TAPI/ Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde) auxquels l’ambition chinoise des Nouvelles Routes de la Soie (One Road One Belt) pourrait redonner une nouvelle actualité. S’agissant des Etats de l’Union européenne encore insuffisamment présents, il existe une stratégie de l’UE pour l’Asie centrale, développée un temps avec un particulier dynamisme par l’ambassadeur Pierre Morel. L’Assemblée nationale française a de son côté autorisé depuis déjà plusieurs années (NB: 2015) la ratification de l’Accord entre le Turkménistan et l’Union européenne.
La transposition du statut de neutralité permanente ?
Chaque exemple de neutralité permanente, statut au demeurant peu répandu, est spécifique et l’on ne peut comparer le modèle d’Asie centrale à la Suisse et à l’Autriche et même à une ancienne République soviétique aujourd’hui en guerre. Une réflexion s’était néanmoins développée au sujet de l’Ukraine après l’affaire de la Crimée. Des scénarios militaires se développent actuellement sous nos yeux dont il ne sera pas aisé de s’extirper mais la question de la sécurité régionale, selon des modalités à déterminer sera inévitablement intégrée dans un règlement d’ensemble.
Si la sécurité constitue à l’évidence la priorité majeure et la condition du développement, la contrainte économique sera commune, sous des formes différentes, au Turkménistan et à l’Ukraine. Les hydrocarbures, selon des chiffres à affiner, représentent en effet 90% des exportation et 50% du PIB de l’Etat centre asiatique; l’économie ukrainienne est de son côté fortement dépendante des exportations de céréales. Enclavement et dépendance à l’égard d’un acheteur chinois quasi unique de gaz d’un côté, blocus maritime de l’autre, les deux pays devront tout faire pour rester des « corridors » (cf. Gaz, céréales, ferroviaire) ce qui relativise la question de la neutralité.
On peut imaginer les très vives réticences que ne manqueront pas de soulever la perspective de « garanties » extérieures, le non respect du Protocole de Budapest de 1994 – suite à la dénucléarisation militaire de l’Ukraine – par la Russie constituant à lui seul un traumatisme difficile à surmonter. Mais une neutralité permanente devrait être conçue différemment et devenir l’affaire de la communauté internationale tout entière. Rien n’interdit d’explorer toutes les voies et formules possibles pour mettre un terme à un conflit destructeur et la neutralité, dans cette recherche, peut avoir aussi quelques vertus.
Patrick Pascal
Ancien Ambassadeur et Président du Groupe Alstom à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.
Fondateur et Président de Perspectives Europe-Monde.
Pour en savoir plus :
www.perspectives-europemonde.com
Patrick Pascal est également l’auteur de Journal d’Ukraine et de Russie (VA Éditions)
Disponible auprès de VA-EDITIONS.FR