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Faut-il supprimer Total ?

Entreprendre - Faut-il supprimer Total ?

Brice Lalonde a été candidat à l’élection présidentielle de 1981 avant de devenir Ministre de l’Environnement. Dans cette tribune exclusive pour Géostratégie magazine, le militant écologiste dénonce les déviances conjoncturelles de certains mouvements et fait le point sur le rapport aux énergies, défendant Total qui, selon lui, ne mérite pas tant d’opprobre.

Il n’est pas un jour sans que l’entreprise Total Energies soit vouée aux gémonies. Elle est chassée de Saclay, interdite d’expression à Sciences Po, ostracisée par les futurs ingénieurs, traduite devant des tribunaux populaires et, tout dernièrement, blâmée par des pétitionnaires se réclamant du GIEC. Alors là, si la science s’en mêle, la cause est entendue : Total est indéfendable! En effet, les fossiles détraquent le climat, il ne faut donc plus en proposer.

Les vendeurs de combustibles fossiles sont priés de cesser leur métier. Au reste, leurs bénéfices, ou leurs pertes, sont indécents, tous ces zéros à la file, c’est insupportable quand les Français crient famine. Est-ce à dire que la France se porterait mieux sans Total Energies? Sans doute, ses concurrents seraient heureux de prendre sa place car les combustibles fossiles sont toujours très demandés. En France, ils représentent 60 % de la consommation finale d’énergie.

Tout récemment, nos parlementaires, y compris verts, ont voté des subventions aux achats de carburant pour aider les automobilistes à rouler. Car s’il faut interdire les fossiles, il faut tout de même que les pompes à essence en soient gorgées. Et je n’entends guère les Totallergiques protester contre le refus de l’Allemagne de renoncer aux véhicules thermiques.

Avec Total disparaîtrait le dernier major de l’Union européenne, « champion national doté d’une forte capacité d’investissement » comme le rappelait Lionel Jospin, présent dans plus de 100 pays, avec 100 000 collaborateurs. Non seulement l’exploration et la production de fossiles, mais aussi le raffinage, le commerce, le transport et la distribution, sans oublier la chimie, tout s’envolera ou sera acquis par d’autres, nos pétitionnaires s’en réjouiraient sans doute.

Mais avec les fossiles s’envoleraient aussi les biocarburants et le biométhane dont Total est producteur. Les avions d’Air France n’auraient plus accès aux carburants durables qui font l’objet de grands travaux dans l’aéronautique mondiale. Les voitures électriques ne bénéficieraient plus des investissements dans les nouvelles batteries de SAFT, filiale de Total, et dans les énormes usines construites en Europe pour échapper aux dragons asiatiques.

Bien sûr, il n’y aurait plus de stations-service Total, avec leurs bornes de recharge électriques neuves. Un acteur majeur de l’hydrogène, molécule essentielle, disparaîtrait. Et que dire du captage et du transport de CO2 que Total mène dans la vallée de la Seine pour éviter le départ à l’atmosphère du gaz d’émissions industrielles et pour l’enterrer sous la mer du Nord. Dommage de se priver des premières infrastructures de l’économie décarbonée. Et je ne parle pas des recherches financées par Total, des chaires prestigieuses qui n’existeraient pas, des contributions de Total aux fondations et associations. Disparaîtrait l’essentiel de la filière française des éoliennes flottantes, dont le succès réclame des reins solides et de la persévérance. Disparaîtrait l’un des plus grands industriels mondiaux de l’énergie solaire, depuis la production jusqu’aux fermes photovoltaïques. Disparaîtrait un compagnon d’EDF puisque Total Energies s’est diversifié dans l’électricité, considérant à juste titre qu’elle est la forme d’énergie décarbonée du futur.

Le futur ! C’est bien là l’enjeu. Comment une société pétrolière prépare-t-elle l’avenir, c’est-à-dire la décarbonation de l’énergie? En diversifiant ses activités et en investissant dans les techniques décarbonées de production et d’utilisation de l’énergie.

Total Energies n’est déjà plus un pétrolier, mais un gazier. Qu’on le veuille ou non, le gaz est encore un carburant du 21e siècle. Pas le meilleur, le moins mauvais. Parce qu’il y a du gaz, parce que le marché devient mondial, parce qu’il est – relativement – facile à utiliser, parce qu’il émet deux fois moins de CO2 que le charbon (et on peut capter le CO2). La France n’a pas besoin de gaz car elle dispose du nucléaire, de l’hydraulique, du renouvelable et, même, d’un peu de biométhane pour les pointes de consommation. Mais le monde en a besoin parce que le nucléaire n’y suffira pas. Si les trop nombreuses centrales à charbon étaient remplacées par des turbines à gaz, et que l’industrie gazière évitait les fuites, la planète se porterait mieux.

Parallèlement, la société pétrolière diminue ses émissions dans son secteur historique. Total Energies annonce une réduction de 30% de ses ventes de produits pétroliers à l’horizon 2030 par rapport à 2015, et un objectif de zéro carbone pour ses clients européens en 2050. Européens parce que les nations du monde n’en sont pas toutes au même niveau de développement. Beaucoup de pays en développement ont besoin des fossiles, notamment du pétrole, la source d’énergie la plus commode à l’emploi. Il est juste qu’ils bénéficient de délais pour leur transition.

À l’échelle mondiale, le pétrole c’est le tiers de la consommation mondiale d’énergie, le gaz et le charbon représentant chacun le quart. Le président Biden ouvre l’Arctique aux forages pétroliers, Aramco, entreprise d’État saoudienne, investit 25% de ses 160 milliards de dollars de bénéfices – plus que tous les autres majors réunis – pour augmenter sa production fossile, et 1% pour la transition énergétique. La relève n’est pas prête. Fermer le robinet fossile pour diminuer les émissions, c’est condamner beaucoup d’humains à mourir guéris.

Moins d’investissement dans le pétrole, mais une demande forte, le prix du pétrole augmente. Les profits des pétroliers avec. La triste réalité est qu’ils gagnent plus d’argent avec le pétrole qu’avec les renouvelables. Les cours en Bourse des pétroliers américains qui se moquent du climat et de la RSE sont beaucoup plus élevés que ceux des Européens qui, eux, s’en préoccupent bien davantage. Les actionnaires sont aux aguets. Est-il normal que la transition soit moins rentable que les fossiles ? On nous promettait le contraire, les actifs pétroliers allaient s’échouer, l’ère du pétrole touchait à sa fin. Sans doute faut-il plus d’action publique : des incitations d’un côté, un prix du carbone de l’autre. C’est l’affaire des gouvernements, non des entreprises.

C’est facile de vitupérer Total, plus difficile de créer une force politique menant efficacement la transition énergétique sans prêter le flanc aux mouvements protestataires comme le parti des automobilistes en Suisse, ou le parti des agriculteurs aux Pays-Bas. Si j’ajoute que Total Energies acquitte environ 2 milliards d’euros de prélèvements chaque année en France et s’apprête à en payer un de plus au titre de la contribution de solidarité en Europe, je me dis : « Tout compte fait, heureusement qu’on a Total ! » Mais je reconnais que tout se discute.

Brice Lalonde


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