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Le coronavirus va-t-il favoriser la concurrence déloyale entre entreprises ?

A la faveur de la crise sanitaire et économique, certaines entreprises envisagent de se rapprocher. En adoptant plusieurs ordonnances spécifiques, le gouvernement cherche à alléger les contraintes applicables à certains secteurs afin de favoriser ces accords de coopération

Entreprendre - Le coronavirus va-t-il favoriser la concurrence déloyale entre entreprises ?

A la faveur de la crise sanitaire et économique, certaines entreprises envisagent de se rapprocher. En adoptant plusieurs ordonnances spécifiques, le gouvernement cherche à alléger les contraintes applicables à certains secteurs afin de favoriser ces accords de coopération. Corinne Khayat et Michel Ponsard, associés du cabinet UGGC Avocats, apportent leur éclairage sur cette situation atypique.

Quelles sont les mesures prises par le gouvernement français pour alléger le droit de la concurrence ?

Corinne Khayat : Les mesures prises par le gouvernement ne constituent pas à proprement parler des mesures d’allégement. Il en est notamment ainsi de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période, qui a notamment vocation à s’appliquer aux procédures devant l’Autorité de la concurrence1. Cette ordonnance a été complétée le 15 avril dernier par l’ordonnance n° 2020-4272.

D’une manière générale, l’article 2 de l’ordonnance du 25 mars 2020 prévoit que tout acte, action en justice, recours, notification, inscription, déclaration ou encore publication, qui aurait dû être accompli pendant la période d’urgence sanitaire sous peine de nullité, sanction, prescription, ou autres, sera réputé avoir été accompli dans les délais requis, s’il a été effectué dans un délai maximum de deux mois à compter de la fin de cette période. Les mesures conservatoires, d’enquête, d’instruction, ainsi que les mesures d’interdiction et de suspension qui n’ont pas été prononcées à titre de sanction, ont été prorogées de plein droit par l’article 3 de l’ordonnance n° 2020-306, jusqu’à l’expiration du délai de deux mois suivant la fin de l’état d’urgence sanitaire.

L’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020 précise que ces mesures exceptionnelles ne font pas obstacle à l’exercice par l’autorité compétente, du pouvoir de modifier ces mesures ou d’y mettre fin, ce qui confèrerait à l’Autorité de la concurrence une faculté d’aménagement de ces mesures dans le cadre des dossiers en cours. Plus spécifiquement, l’article 7 de l’ordonnance encadre la suspension des décisions des administrations de l’Etat, telles que l’Autorité de la concurrence.3

Ces mesures sont-elles en harmonie avec les annonces faites par l’Autorité de la concurrence ? Les mesures appliquées conjointement par la France et l’UE sont-elles cohérentes ?

C. K. : Dans un communiqué publié le 27 mars 20201, l’Autorité de la concurrence a précisé comment les règles prévues par l’ordonnance s’appliquent aux procédures en cours. L’Autorité de la concurrence a, par exemple, suspendu l’instruction des opérations de concentrations. En matière contentieuse, le Rapporteur général a décidé que le délai de deux mois dont disposent les entreprises pour présenter leurs observations en réponse à une notification de griefs ou un rapport, est suspendu à compter du 17 mars 2020. Ce délai reprendra à compter du lendemain de la publication du décret qui lèvera les restrictions de déplacement. Les recours contre les décisions bénéficient également d’une prorogation. Enfin, l’Autorité favorise la transmission par voie électronique d’un nombre importants d’actes.

On constate que les approches ne sont pas les mêmes dans les divers pays d’Europe. Le Bundeskartellamt (autorité allemande) et la Commission européenne n’ont pas adopté de mesures similaires, les entreprises étant seulement invitées à retarder la notification de leur projet de concentration. L’autorité italienne de la concurrence, l’AGCM, continue de communiquer régulièrement sur des pratiques, notamment sur le secteur de la santé. Elle a en revanche, en application des dispositions du décret-loi du 17 mars 2020, reporté et prolongé les délais de paiements des sanctions qui expireraient dans la période du 23 février au 15 avril 20202.

S’agissant de la coordination des mesures au sein de l’Union européenne, la Commission européenne a publié le 8 avril dernier une communication sur un cadre temporaire pour donner des orientations en matières de pratiques anticoncurrentielles aux entreprises qui coopèrent en vue de réagir à des situations d’urgences liées à la pandémie de coronavirus3. La Commission a ainsi encadré les accords de coopération dans le secteur de la santé en autorisant certaines pratiques de façon circonstanciée, en prenant garde à empêcher les échanges d’informations stratégiques ou sensibles. La Commission rappelle d’ailleurs fermement qu’elle ne tolérera pas le comportement des entreprises qui chercheront de manière opportuniste à exploiter la crise.

La crise épidémique vient-elle perturber les règles de concurrence entre la France et l’UE ?

C. K. : Il est certain que la crise impacte sévèrement les échanges entre les Etats membres, perturbe les chaînes d’approvisionnement et la demande des consommateurs. Les mesures d’aides prises par les différents gouvernements pour tenter de sauver leurs entreprises respectives peuvent cependant conduire à perturber l’équilibre concurrentiel sur l’ensemble de l’Union européenne et fragmenter le marché intérieur.

Si les aides d’Etats sont en principe prohibées, en ce qu’elles faussent la concurrence en favorisant certaines entreprises, la Commission européenne a publié une communication prévoyant un régime particulier qui sera applicable du 19 mars 2020 au 31 décembre prochain4. Certaines aides d’Etats seront ainsi considérées comme étant temporairement compatibles avec le marché intérieur sous réserve de respecter des conditions précises, notamment quant à leur montant ou leur régime d’accompagnement.

Ces différentes mesures viennent-elles perturber le rapprochement d‘entreprises européennes ?

Michel Ponsard : Non, en aucun cas, les différentes mesures visent à renforcer l’économie européenne face à la crise sanitaire. Dans cette perspective les mesures de soutien, qu’il s’agisse d’aides d’état, ou de mesures de rapprochement exceptionnellement autorisées pour affronter la crise ont pour unique objet d’admettre des dérogations temporaires aux règles de concurrence pour accompagner les entreprises dans ce moment difficile.

Ces mesures ne peuvent porter que sur des coopérations temporaires et non durables. Ainsi les opérations de concentration ne seront pas facilitées entre entreprises européennes du fait de la crise si elles soulèvent des problèmes de concurrence car il s’agit de mesures durables. Néanmoins il sera nécessairement tenu compte lors de l’examen des opérations de concentration de l’impact de la crise sur le fonctionnement des marchés, de l’évolution des positions de marchés qui en résulte et de la fragilité des entreprises.

Seront facilitées au contraire les coopérations (non concentratives) entre entreprises pour faciliter la lutte contre la pandémie. Ainsi des échanges d’information sensibles seront désormais possibles dans le secteur des soins de santé s’ils sont nécessaires et réduits à l’essentiel pour permettre de lutter contre le Covid-19. Pour faciliter l’appréciation de ces accords, la Commission Européenne est même prête à fournir des lettres administratives de compatibilité si elle le juge opportun.

Certaines formes de coopération sont-elles avantagées par rapport à d’autres ?

M. P. : Bien évidemment la tolérance dont est prête à faire preuve la Commission à l’égard de certaines coopérations, ne concerne que certains types d’accords. Il s’agît des accords destinés à garantir la fourniture de certains produits et services essentiels dont la disponibilité est limitée pendant la pandémie : médicaments, équipements médicaux utilisés pour effectuer des tests et pour soigner les patients atteints par le virus. Ils concernent les opérateurs du secteur des soins de santé mais également d’autres secteurs qui convertiraient leurs productions pour fabriquer des produits essentiels dont la fourniture est limitée.

Dans ce secteur, la Commission admettra certaines entraves limitées au droit de la concurrence, échanges d’informations sensibles, rationalisation de la production pour autant que ces entraves soient nécessaires et limitées à ce qui est le moins préjudiciable possible pour le droit de la concurrence.

Ces coopérations dans le secteur des soins de santé pourront même faire l’objet d’une analyse rapide de la Commission qui donnera des orientations sur leur validité, normalement informelles mais même éventuellement par écrit. Il ne faut pas oublier non plus le volet des aides d’état. Ces aides d’état sont en général soumis à un examen attentif et admises que dans des conditions très strictes pour s’assurer qu’elles ne sont pas de nature à déséquilibrer les marchés. Un plan de mesures très ambitieux a été adopté par la France et la Commission Européenne visant à apporter des soutiens (chômage partiel, fonds de solidarité) et à faciliter les financements des entreprises par des garanties bancaires.

Quelles sont les conséquences majeurs de ces mesures en matière de pratiques anticoncurrentielles ?

M. P. : La survenance de la crise sanitaire s’est accompagnée d’une crise économique dont les conséquences sont encore difficiles à appréhender. De nombreux secteurs sont à l’arrêt.

Nous passons donc d’une économie en croissance fin février à une économie de crise. La vision des marchés va donc s’en trouver totalement bouleversée, une recomposition de chacun des marchés va résulter nécessairement de cette situation. Si l’on songe à l’automobile par exemple, il est difficile de savoir quel sera le visage des marchés de la production de ceux-ci. Il y aura donc probablement, outre les mesures immédiates pour permettre certaines coopérations dans le secteur des soins de santé pendant la période de confinement, un bouleversement des analyses économiques à la sortie de la crise sanitaire.

On peut songer qu’à la sortie de la crise sanitaire, des concepts économiques prenant en compte la difficulté des entreprises et ceux d’abus de position dominante seront particulièrement utilisés.

Les premiers auront pour objet d’analyser les marchés en prenant en compte le risque de disparition des entreprises. Les seconds auront pour objet de protéger les entreprises les plus faibles de situation de fragilité particulière résultant de la survenance de la crise économique à l’égard des acteurs dominants.

On peut en tout cas penser que les autorités seront particulièrement vigilantes à l’égard des entreprises qui tenteraient de profiter de cette situation crise et des raretés pour augmenter les prix de manière excessif, puisque l’analyse économique ne pourra pas s’abstraire de cette recomposition des marchés et des tensions qu’elle a générer. Des outils existent pour tenir compte de l’existence d’une crise.


1) Ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période
2) Ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020 portant diverses dispositions en matière de délais pour faire face à l’épidémie de covid-19
3) Communiqué de presse de l’Autorité de la concurrence du 27 mars 2020, Adaptation des délais et procédures de l’Autorité de la concurrence pendant la période d’urgence sanitaire : « Cette ordonnance dispose, en son article 7, que : « Sous réserve des obligations qui découlent d’un engagement international ou du droit de l’Union européenne, les délais à l’issue desquels une décision, un accord ou un avis de l’un des organismes ou personnes mentionnés à l’article 6 peut ou doit intervenir ou est acquis implicitement et qui n’ont pas expiré avant le 12 mars 2020 sont, à cette date, suspendus jusqu’à la fin de la période mentionnée au I de l’article 1er.Le point de départ des délais de même nature qui auraient dû commencer à courir pendant la période mentionnée au I de l’article 1er est reporté jusqu’à l’achèvement de celle-ci. Les mêmes règles s’appliquent aux délais impartis aux mêmes organismes ou personnes pour vérifier le caractère complet d’un dossier ou pour solliciter des pièces complémentaires dans le cadre de l’instruction d’une demande ainsi qu’aux délais prévus pour la consultation ou la participation du public. ». Ces dispositions s’appliquent aux « administrations de l’Etat » au sens de l’article 6 de cette ordonnance, et par conséquent à l’Autorité de la concurrence. »
4) Communiqué de presse de l’Autorité de la concurrence du 27 mars 2020, Adaptation des délais et procédures de l’Autorité de la concurrence pendant la période d’urgence sanitaire.
5) Communiqué de presse de l’AGCM du 1er avril 2020, Emergenza coronavirus, sospensione dei termini di pagamento delle sanzioni.
6) Communication de la Commission européenne du 8 avril 2020, Temporary Framework for assessing antitrust issues related to business cooperation in response to situations of urgency stemming from the current COVID-19 outbreak
7) Communication de la Commission du 20 mars 2020 : Encadrement temporaire des mesures d’aide d’État visant à soutenir l’économie dans le contexte actuel de la flambée de COVID-19.


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