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Baptiste Prezioso : « Quand on est jeune avocat, on convainc par la générosité relationnelle et l’excellence du livrable, et on scelle la relation par la constance de l’engagement »

Entreprendre - Baptiste Prezioso : « Quand on est jeune avocat, on convainc par la générosité relationnelle et l’excellence du livrable, et on scelle la relation par la constance de l’engagement »

À l’heure de la désaffection des jeunes avocats pour la profession, Baptiste Prezioso, fondateur de son cabinet parisien, revient sur les péripéties de l’aventure entrepreneuriale et les coulisses laborieuses du développement d’un cabinet à l’aube d’une crise économique.

D’après une enquête commandée par le Conseil national des barreaux au cœur de la période de confinement, près de 40% des avocats envisageaient d’arrêter leur activité à la sortie de crise. On imagine aisément que pour un cabinet au modèle très entrepreneurial ces derniers mois ont dû être rudes.

Baptise Prezioso : Pas vraiment en réalité ! Outre le bénéfice d’entretenir des relations de confiance à long terme avec nos clients, nous avons su nous positionner à la fois sur des missions de fond qui n’avaient pas lieu d’être interrompues par l’épidémie, et sur l’accompagnement de la réaction de nos clients à la crise, qu’elle soit purement juridique, stratégique, relative à leur communication ou au déploiement rapide de dispositifs de soutien à l’économie. Par exemple, nous avons mis en place et alimenté une plate-forme de conseils et d’explication des mesures d’aide financières, juridiques et sociales générales et contextuelles. Notre charge de travail s’est plutôt accrue, et les actions spécifiques menées pendant le confinement nous ont fait une belle publicité dont nous recueillons les fruits aujourd’hui.

Vous évoquez des relations de long terme avec vos clients. Comment un jeune avocat de 32 ans parvient-il à convaincre des clients de taille dans des secteurs aussi spécifiques que l’assurance, la protection sociale ou la santé ?

Pour certains de mes clients historiques, l’astuce a été de les convaincre quand nous étions encore une société de conseil ! Plus sérieusement, si l’âge représente un facteur de persuasion indéniable – parce que l’expérience rassure –, il m’est souvent apparu qu’il n’était pas gage de longévité de la relation client. Quand on est jeune avocat, on convainc par la générosité relationnelle et l’excellence du livrable, et on scelle la relation par la constance de l’engagement. Comme souvent en affaires, c’est une difficulté supplémentaire qui, si elle est relevée, peut permettre de nouer des relations durables et robustes.

Évidemment, cela peut paraître facile tel que c’est dit, mais la véritable difficulté réside dans la persévérance. Pour illustrer le parcours de l’entrepreneur, on utilise souvent la métaphore d’une montagne à gravir. C’est complètement faux. Franchement, s’il s’était agi de gravir une montagne, avec un sommet bien identifié et des difficultés connues d’avance, je n’aurais pas l’impression d’avoir accompli ce que j’ai accompli aujourd’hui. Fonder une entreprise se rapporte bien davantage à errer dans une contrée désolée à la recherche de terres fertiles : les possibilités sont immenses, les efforts sans cesse recommencés, les résultats de cette prospection très souvent décevants. Comme le disait Churchill : « Le succès c’est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme. »

La cruauté de cette aventure participe de l’incertitude des fruits qu’elle portera. Ce n’est qu’une fois que nos efforts nous ont révélé un lieu propice que l’on a le sentiment de l’accomplissement. Fonder une entreprise, pas au sens juridique ni économique mais bien au sens humain, c’est fonder une ville, une communauté. On s’imagine d’abord que le principal bénéfice est d’ordre financier, quand la satisfaction vient avant tout de la conscience d’avoir créé, à force de persévérance, de douleur et de rires, une petite société dans la société, une forteresse singulière habitée d’âmes avec lesquelles, entre attente et reconnaissance, l’on rend familier un lieu autrement bien trop terne et étranger.

Vous êtes diplômé de Droit, avec un master et un magistère, et de commerce avec un passage par l’Essec. D’aucuns diraient que c’est un parcours prestigieux mais aussi très classique en droit des affaires, d’autant plus que vous vous êtes d’abord spécialisé dans le secteur de l’assurance et de la protection sociale, qui donne dans un registre un peu moins stimulant ou épique que l’image que vous donnez de votre entreprise.

Si la mode est aux diplômés d’écoles de commerce en reconversion pour tenir des food-trucks ou confectionner des bijoux en paille, c’est vrai que je peux faire figure d’exception !

Pour autant, je comprends la désaffection des jeunes générations de diplômés pour les métiers traditionnels du monde des affaires, même ceux qui étaient il y a quelques années encore les plus prestigieux. Contre les bullshit jobs, la responsabilité des patrons, chefs d’entreprise et capitaines d’industrie, est de redonner du sens au travail. Indépendamment du secteur : après avoir rejoint une entreprise d’un secteur très attractif comme le luxe, on peut tout à fait ressentir la même sensation d’absurdité que l’on attribuait a priori aux seuls secteurs réputés rébarbatifs comme l’assurance et la protection sociale.

Mais, après avoir travaillé dans l’agro-alimentaire, le luxe, l’assurance et la santé, je suis convaincu que l’on peut rendre et trouver n’importe quel secteur intéressant.

Certes, mais cette intention ne relève-t-elle pas que de la question du bien-être au travail, qui est un peu le nouveau thème de communication à la mode ?

Non, pas seulement. Il est aussi question de rétention des talents et d’engagement des collaborateurs. C’est une question qui touche à l’approche et au modèle mêmes de l’entreprise. À notre époque, favoriser l’épanouissement n’est pas qu’une tendance : c’est un impératif incontournable et un équilibre délicat à mettre en place. Incontournable parce que les jeunes profils très qualifiés n’hésitent plus à choisir une voie en rupture complète avec le modèle du jeune cadre dynamique en costume. Délicat, parce qu’il s’agit de concilier cette ambition d’offrir aux collaborateurs la possibilité de s’épanouir avec la performance de l’entreprise. Cette performance n’est en effet pas à l’opposé du bien-être, elle est la condition qui rend pérenne ce modèle.

Et comment appliquez-vous ces principes à votre activité ?

Ce que j’ai souhaité développer et offrir, c’est un modèle d’entreprise et de carrière différent de ce à quoi les jeunes avocats peuvent s’attendre aujourd’hui. Aujourd’hui, si l’on caricature un peu, un jeune avocat en fin d’études a le choix entre rejoindre un très grand cabinet d’avocats d’affaires – souvent américain, avec de belles possibilités de progression au prix d’un investissement personnel auxquels beaucoup ne peuvent se tenir très longtemps –, un cabinet traditionnel, de taille plus modeste mais aussi plus sensible aux évolutions de l’économie – vous avez-vous-même cité ce chiffre impressionnant de la proportion d’avocats dont le coronavirus a remis en cause la carrière –, ou certains cabinets un peu atypiques qui se sont donné pour ambition d’intégrer pleinement technologie et droit.

Ce que je prétends démontrer, c’est la viabilité d’un cabinet fondé sur le croisement de compétences variées et complémentaires. En réunissant des profils très qualifiés et très différents, on rompt un peu avec le modèle du cabinet spécialisé, tout en conservant la capacité d’anticiper les besoins du client, d’offrir un service intégré et des analyses très fines. C’est pour cela que nous accueillons des avocats en droit du travail et de la protection sociale, en droit des affaires, droit pénal, droit de la santé et droit de la propriété intellectuelle. Au-delà du droit, nous tirons le meilleur parti du conseil en stratégie, de l’analyse de données et du développement informatique pour accompagner nos prestations et les compléter sur le versant opérationnel. Toutes ces prestations à forte valeur ajoutée nous permettent de tenir un équilibre sain et fécond entre le service aux clients, l’engagement des collaborateurs et un développement soutenu de l’entreprise. C’est un modèle d’affaires qui me semble précurseur de l’évolution de la profession même d’avocat.

Une évolution de la profession qui consiste en quoi ?

Une évolution qui consiste à remettre les tâches à la hauteur des qualifications et du potentiel de ceux qui les effectuent. C’est une formule un peu vague mais qui recoupe de grandes notions à la mode comme la confiance, la responsabilisation et la transversalité, et surtout dépasse le monde des avocats et des professions juridiques.

Aujourd’hui, on peut avoir un master ou un doctorat et une très bonne position professionnelle et pourtant un quotidien qui ne se distingue pas radicalement de celui d’un ouvrier à la chaîne. J’exagère, bien sûr, mais il est incontestable que nombre d’entreprises de prestations intellectuelles – les cabinets de conseil ou d’avocats en tête – ont calqué leur modèle de croissance de ces dernières décennies sur celui des grandes firmes industrielles : spécialisation des départements par matière, spécialisation des équipes par approche, spécialisation des collaborateurs par étape de la prestation – interlocution client, planification, organisation, recherche.

Ce modèle ne serait donc pas adapté aux jeunes entreprises ?

Non, et les plus grandes devraient aussi s’en méfier ! La spécialisation à outrance tue : elle tue la souplesse de l’organisation, elle étouffe le potentiel créatif de l’individu, elle met à mal le service au client. En outre, dans le cadre du métier d’avocat, la spécialisation est aujourd’hui de facto tempérée par des relations étroites entre cabinets spécialisés. Car face à une affaire qui comporte un risque pour le client, le seul droit ne suffit plus : il est nécessaire de croiser les regards de différentes disciplines, de la stratégie, du sens politique, de la viabilité économique et de la réactivité technologique. Or, ce qui sous-tend le modèle fondé sur la spécialisation, ce n’est pas seulement la promesse d’une méthode très analytique et simplifiée de croissance, c’est aussi une certaine aversion au risque. C’est particulièrement parlant dans le domaine médical : après presque une décennie d’études, il est difficilement compréhensible que le quotidien de beaucoup de médecins se résume à effectuer des prescriptions ou des radios à la chaîne.

C’est l’aversion au risque, matérialisée par le principe de précaution, qui est à l’origine de cette situation dont le coût dépasse le seul manque d’épanouissement pour les travailleurs. Refuser le risque, c’est aussi refuser les gains inattendus de l’activité, ce qui est préjudiciable en droit comme dans d’autres domaines : on préfère le confort de l’approche normée aux bénéfices de l’innovation. Bien sûr, on me rétorquera que l’on ne peut pas réinventer les méthodes une fois entré dans le bloc opératoire ou la salle d’audience. C’est pour cela que cette volonté d’offrir un service qui soit taillé au cordeau pour chaque cas doit se doubler d’un engagement, d’une endurance et d’une clarté d’esprit indéfectibles. C’est aussi pour cela que nous nous attachons à susciter chez nos collaborateurs une ambition de grandir et de s’approprier leurs sujets qui soit aussi haute que l’ambition d’excellence de service à nos clients.

Vous mentionniez les jeunes entreprises, et les jeunes cabinets d’avocats en l’occurrence, qui fondent leur offre sur l’intégration entre droit et technologie. Ne pensez-vous pas que le modèle fondé sur le capital humain que vous présentez soit voué à l’obsolescence ?

Non, et pour deux raisons. La première c’est que nous investissons nous-mêmes dans la transformation numérique du métier d’avocat en développant une solution entièrement intégrée de suivi des activités, des clients, de la facturation et des paiements !

La deuxième raison, qui éclaire la première, est que je suis convaincu que la technologie ne sera pas la grande dévoreuse d’emplois que l’on nous fait redouter assez régulièrement, mais permettra au contraire un exercice plus serein, plus utile et plus épanouissant des professions intellectuelles. L’automatisation revalorisera les tâches qu’elle ne concernera pas. Cela peut paraître utopique, mais c’est pleinement complémentaire à notre façon de fonctionner : tout revient à libérer l’intelligence et le potentiel créatif de l’individu. La valeur pour l’entreprise et, au-delà, pour la société, sont les corollaires de cette ambition.


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