Qui aurait pu prédire ? Qui, voici quelques mois encore, se serait risqué à parier sur le sauvetage d’Altice France, la maison-mère de SFR, dont la dette stratosphérique atteignait alors 24 milliards d’euros ? Qui aurait misé sur un Patrick Drahi à la réputation écornée, dont le business model appuyé sur la dette semblait dépassé, ringardisé, obsolète ? Et pourtant : contre l’avis du parquet – et des syndicats maison –, le tribunal des activités économiques de Paris a approuvé, le lundi 4 août, le plan de restructuration financière du géant français des télécoms.
Un deal hors-normes
Et quel plan. En validant l’intégralité des neuf procédures de sauvegarde accélérée proposées au début de l’été par Altice France, la justice a donné son feu vert à l’une des opérations financières les plus colossales jamais menées. Conforté, Patrick Drahi, le propriétaire du groupe, va ainsi pouvoir mettre en œuvre l’accord arraché de haute lutte avec ses créanciers. Le deal est aussi simple qu’hors-normes : l’effacement pur et simple de 8,6 milliards d’euros de dette contre l’entrée au capital d’Altice de ces mêmes créanciers. Ceux-ci, principalement des fonds américains, détiendront désormais 45% de l’empire fondé par Drahi.
Accueillant la décision du tribunal avec « soulagement », la direction du groupe s’est félicitée, dans un mail interne adressé à ses salariés, d’un « accomplissement collectif ». Aux détracteurs du plan concocté par les dirigeants d’Altice, ceux-ci répondent que « l’équation économique était simple : la réduction de la dette ou la fin de l’histoire, c’est-à-dire l’impossibilité de faire face à nos engagements financiers », avec un mur de la dette initialement prévu en 2027 et 2028. Dans un autre communiqué, Altice France estime que « cette décision (…) consacre l’avenir financier, industriel et social d’Altice France (et) SFR (…) qui ont désormais les moyens financiers de leur futur ».
Negociator in chief
Dire que le groupe de Patrick Drahi revient de loin serait un euphémisme. Une prouesse dont il est impossible de mesurer l’ampleur sans remonter encore plus loin dans l’histoire, personnelle et professionnelle, de l’entrepreneur franco-israélien. Né au Maroc dans les années 1960, Patrick Drahi peut se targuer d’un parcours atypique, à mille lieux de l’habituel chemin balisé des élites françaises. Si le jeune homme a bien usé ses fonds de pantalon sur les bancs de grandes écoles comme Polytechnique, c’est à la sueur de son front que l’entrepreneur a, patiemment, posé les premières pierres de son empire.
Plus précisément à Cavaillon, dans le Vaucluse, où Drahi se lance en 1994 dans la distribution de chaînes câblées auprès des habitants de la région. « Un par un, il séduit les abonnés », relate Le Dauphiné libéré qui explique que « déjà à l’époque, (Drahi) maîtrisait l’art de la négociation ». Dix années suffisent pour que notre negociator in chief et son groupe, désormais baptisé Numericable, soient en mesure, quand Vivendi met en vente SFR, de ravir l’opérateur au géant Bouygues Telecom. Qui aurait pu prédire – déjà ? Inconnu des uns, méprisé par les autres, Drahi devient en 2014 l’un des hommes les plus riches et puissants au monde.
Mais toute saga a ses zones d’ombres, et celles de l’aventure entrepreneuriale de Patrick Drahi se nichent, comme le Diable, dans les détails. Ceux, en l’occurrence, de la – déjà – spectaculaire opération financière qui permet à cet outsider de faire jeu égal avec les mastodontes français des télécoms. Car Drahi n’a pas les 13,5 milliards d’euros nécessaires au rachat de SFR. Il les emprunte donc, en faisant supporter à la société rachetée le poids du remboursement de ses créanciers. Cette technique, bien connue des financiers anglo-saxons, porte un nom : le rachat avec effet de levier, ou « leveraged buy-out » (LBO), en anglais.
« Moi ou le chaos » : Drahi fait plier ses créanciers
Le LBO, Drahi en use – et en abuse, diront certains. Avec ses avantages : constituer, en quelques années seulement, un tentaculaire empire des médias et télécommunications. Et ses inconvénients : si le poids de la dette demeurait supportable quand les taux d’intérêts étaient bas, il se transforme en boulet quand ceux-ci explosent. Le « mur de la dette » s’approche alors dangereusement – ce que Drahi ne sait que trop bien. Chez SFR, il taille donc dans la masse salariale. En 2024, le pôle média (BFM, RMC) est revendu à Rodolphe Saadé. En mai dernier, Infracos, une coentreprise de tours télécoms appartenant à SFR et Bouygues, est elle aussi mise en vente.
Rien n’y fait. Drahi sort alors sa dernière carte. Alors que ses créanciers se font de plus en plus insistants, le milliardaire décide… de ne rien leur céder, et même de leur tordre le bras. Ou ceux-ci acceptent d’effacer une partie de la dette d’Altice, ou ils perdront l’entièreté de leur mise, leur fait comprendre Patrick Drahi. Par avocats et banques d’affaires interposés, les négociations durent, se figent, s’enlisent. Au cœur de l’hiver dernier, quand plus personne ne croit à l’avenir du groupe, la fumée blanche apparaît. Drahi et ses bailleurs de fonds ont trouvé un accord. Reste à la justice française à le valider – ou c’est le saut dans l’inconnu.
Vers un rachat de SFR ?
Qui aurait pu prédire ? Quel miracle de persuasion Patrick Drahi a-t-il déployé pour convaincre, une fois de plus, ses créanciers et la justice de lui accorder leur confiance ? La question de l’emploi n’est sans doute pas étrangère à la décision du tribunal, et c’est aussi celle qui se pose, aujourd’hui plus que jamais, chez SFR. Car l’opérateur sera sans doute vendu, lui aussi. Maintenant qu’elle a obtenu un peu plus de marge de manœuvre financière, l’entreprise redevient intéressante… pour ses concurrents, pour qui la restructuration de la dette de SFR était un préalable indispensable à toute tentative de rachat.
Retenant son souffle depuis plusieurs mois, le secteur français et européen des télécoms « a (…) besoin de consolidation », a éludé au lendemain de la décision du tribunal de Paris Christel Heydemann, la directrice générale d’Orange. Une manière à peine déguisée d’annoncer que la bataille pour racheter la pépite de l’empire Altice ne fait que commencer, et qu’elle sera sanglante. A moins qu’un certain Patrick Drahi n’ait, encore et toujours, un tour dans son sac.