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Russie : les vérités de Vladimir Fédorovski

Vladimir Fédorovski (Photo Patrice Masante/ABACAPRESS.COM)

Vladimir Fédorovski est l’auteur russe le plus édité en Europe. Diplomate ayant côtoyé les plus grands chefs d’Etat, il déplore dans cet entretien avec Tom Benoit que les relations internationales aient tant perdu de leur sérieux.

Tom Benoit : En janvier 2022, vous donniez une interview brillante et prémonitoire. Vous y déclariez que s’il y avait une éventuelle invasion de l’Ukraine par la Russie, des sanctions occidentales suivraient, et qu’en France, l’une des conséquences majeures de ces sanctions serait la multiplication par dix du prix du gaz.

Vladimir Fédorovski : Lorsque j’ai dit cela, j’étais seul – seul à le dire. Je pense avoir été guidé par Raspoutine (sourire). Parfois, l’analyse ne suffit pas.

Il y a l’expérience. Vous avez été très proche du pouvoir sous Gorbatchev.

Ce que j’avais prédit, c’était la rupture. Elle me semblait inévitable.

Vous décriviez un nouveau rideau de fer, et un nouveau climat de guerre froide entre l’Occident et la Russie.

Je me suis peut-être trompé sur ce point ; la situation est bien pire. Durant la guerre froide, il y avait des règles. En tant que chef de cabinet, j’ai participé à une vingtaine de signatures d’accords. Aucun de ce type d’accords n’existe aujourd’hui.

Durant la guerre froide, le commerce continuait…

Je connais bien l’ancien assistant de Robert McNamara qui fut secrétaire d’Etat à la Défense aux Etats-Unis. Il s’appelle Roger et vit en Suisse ; il est effrayé par cette situation qui lui rappelle la crise de Cuba. J’ai bien connu cette période ; à la différence de la situation actuelle, là aussi il y avait des règles et des contacts quotidiens. Alors qu’à présent… Blinken et Lavrov qui s’engueulent durant moins de six minutes ! C’est ridicule…

Selon vous, il n’y a pas de contacts entre Sullivan et les responsables russes ?

Seulement lorsqu’il y a eu des incidents militaires. Souvenez-vous de ce missile ukrainien qui est tombé en Pologne au mois de novembre dernier. Les Américains ont été, il faut dire, assez responsables, en disant qu’il ne s’agissait pas des Russes. Sans cela, nous frôlions une fois de plus la guerre mondiale. Il est très important de revenir à un discours d’août 2019, lors duquel Macron se place dans une tradition gaullomitterrandienne…

Est-ce qu’Emmanuel Macron était seul à se battre pour tenter de conserver le dialoguV.F : Il y a eu ce facteur. Tôt ou tard, on reviendra à cela. Il s’agit de l’avenir de la sécurité en Europe, ce qui est un problème essentiel. Et puis, il ne faut pas se leurrer, cette crise représente les conséquences des erreurs du post-communisme. Lorsque j’étais aux affaires avec Gorbatchev, nous avons sorti la Russie du communisme ; mais après, ils ont été moins bons. J’ai bien connu quelqu’un qui disait : «Le fait que l’Occident n’est pas su attacher la Russie à l’ensemble du monde est la plus grande erreur oc-cidentale depuis Jésus-Christ.»

Durant les années 2000, Vladimir Poutine a essayé d’approcher l’Union européenne.

Vous savez, on n’aime pas que je raconte ça, mais je suis témoin ; j’ai entendu la phrase, lors de négociations avec James Baker : «L’OTAN ne bougera pas d’un pouce vers la frontière russe».

Bill Clinton a prétexté au milieu des années 90 que cette phrase n’avait jamais été dite.

Je m’excuse ; j’étais témoin (sourire). Tous ceux qui étaient là sont morts, sauf peut-être un ambassadeur américain.

Aujourd’hui, quelle attitude devrions-nous adopter pour tenter de se diriger vers la fin du conflit ?

Je vous parle en vieux diplomate, j’ai participé à plusieurs crises. La première chose est ce que vous faites Tom ; voir la situation d’une manière très précise, en évitant de prendre ses désirs pour des réalités. C’est une grande différence avec la période de guerre froide. A l’époque, il y avait une distinction très précise entre la politique et la propagande.

Je pense que l’une des différences notoires est également qu’à cette époque-là, le communisme fonctionnait ; et l’économie libérale fonctionnait. Aujourd’hui le communisme n’existe plus – en partant du principe que le République populaire de Chine n’est pas vraiment communiste.

Et l’économie libérale, elle, est dans une impasse. C’est très juste ! Lorsque l’Occident a commencé à imaginer des sanctions, j’ai préconisé de ne pas toucher au gaz. Les dirigeants américains et européens pensaient que l’économie russe allait s’effondrer.

Vraisemblablement elle résiste un peu plus…

Pas plus ; elle résiste. Il ne faut pas se mentir. Je me souviens d’une annonce du Fond monétaire international (FMI) qui prédisait il y a quelques mois des répercussions sur dix années pour l’économie russe ; le lendemain, ces gens-là prévoyaient une croissance pour l’année à venir.

Quel est votre point de vue sur la Crimée ?

Il y a évidemment une contradiction. Comme Ukrainien, bien sûr, je suis sensible à ce sujet. Le principal est d’éviter l’escalade. Je pense que l’on vit l’un des moments les plus dangereux de l’histoire. Il n’y a plus beaucoup de solutions. Je vous parle avec mon expérience du Kremlin ; Poutine usera de tous les moyens dont il dispose.

Selon vous, Poutine n’abandonnera pas la Crimée…

Il va utiliser tout ce qui est à sa disposition. Dans plusieurs domaines, notamment pour ce qui est des armes hypersoniques, la Russie a une supériorité de deux ou trois années environ sur les USA. Poutine se servira de cette supériorité.

Vous paraît-il envisageable que cette guerre ne connaisse pas véritablement de fin ?La Russie accentuerait alors ses relations avec la Chine et les autres pays du BRICS. Le BRICS élaborerait une monnaie de réserve efficace. Nous entrerions dans un climat de guerre froide pour longtemps.

On se dirige vers cela. J’ai peur que cela soit plus grave. Aujourd’hui il n’y a plus de Kissinger… L’approximation de l’analyse et de l’exercice poli-tique nous mettra dans des situations plus embar-rassantes. Heureusement d’ailleurs que Joe Biden dirige les USA. C’est un homme d’expérience. Je me souviens d’une formule que je disais souvent et qui plaisait à Mitterrand ; l’équilibre des intérêts…!

C’est ce qu’on appelle la realpolitik.

Propos recueillis par Tom Benoit


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