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Arménie : dans la famille Babakhanyan, demandez la fille

Entreprendre - Arménie : dans la famille Babakhanyan, demandez la fille

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De notre envoyé spécial Antoine Bordier

En Arménie, les femmes qui entreprennent depuis leurs plus jeunes âges sont rares, et, se comptent sur les doigts d’une main. Arpine Babakhanyan est Présidente de l’ONG Croix de l’Unité Arménienne (CUA). A moins de trente ans, elle fourmille d’idées et de projets pour cette œuvre familiale. Reportage au sein d’un éco-système inclusif.

D’Erevan, la capitale, il faut 20 mn en voiture, pour se rendre à Machanents Tourism and Arts. Un « village » dans la ville où sont regroupées toutes les activités de l’ONG, et, les autres satellites qui gravitent autour. La ville est celle d’Etchmiadzin, qui abrite la Cité Sainte de l’Eglise apostolique arménienne. La frontière avec la Turquie est à quelques kilomètres. Leur horizon est le mont Ararat, là où l’arche de Noé, selon la Bible et la tradition chrétienne, aurait terminé sa longue navigation au-dessus des eaux du déluge. C’est dans ce décor que l’ONG Croix de l’Unité Arménienne est lancée par Grigor Machanents Babakhanyan, en 1987. C’est son père, et, à l’époque il n’a pas 20 ans. En arrivant sur le site, il faut passer une grille grande ouverte, suivre un long couloir, puis, une seconde grille à moitié ouverte, une première cour, une seconde et une troisième distribuent les différentes activités de la galaxie familiale. Dans le restaurant tout de bois vêtu, l’atmosphère, le mobilier, les bibelots, les tableaux et les peintures rupestres rappellent l’Arménie du début du siècle dernier. Arpine reçoit un groupe d’enfants. A 26 ans, elle fait partie de cette histoire familiale, qui l’a vue naître.

Le rêve de Khatunarkh

« J’ai commencé à travailler, ici, quand j’avais 16 ans, explique-t-elle. J’ai toujours connu cet endroit. Au début, mon papa a fait un rêve. Il a rêvé que l’Arménie était unie et que la plupart des Arméniens de la diaspora rentraient au pays. » Arpine a hérité de ses parents l’âme d’artiste. En plus de ses activités managériales, elle est à la fois actrice et chanteuse. Originaire d’un petit village à 10 km au sud d’Etchmiadzin, Khatunarkh, son père, en 1986, à l’âge de 16 ans, fait ce drôle de rêve. Dans son rêve, il se voit construire une ville nouvelle.

« Les habitants de cette ville ont tous les yeux bleus. Quand il se réveille, il décide de bâtir cette ville. Les yeux bleus correspondent à la pureté des gens. » Rêve allégorique et mystique à la fois de son père, qui va devenir un bâtisseur.  Deux ans plus tard, il se lance dans la réalisation de son rêve. Il n’a pourtant rien en poche pour le réaliser. Toutes les semaines, il fait la route à pied de son petit village pour relier Etchmiadzin. Sa première pierre de fondation est de recueillir des enfants orphelins. Puis, en 1993, il se marie avec Narine, qui l’aide à réaliser son rêve.

Elle est professeur d’école, et, lui est devenu photographe. Plus tard, il sera écrivain et peintre. Ensemble, ils fondent un théâtre, qu’un généreux mécène met à leur disposition. L’école de théâtre est créée dans la foulée. Les enfants deviennent rapidement des acteurs. Ils vont se produire dans plus de 200 représentations à travers toute l’Arménie.

Un « village » dans la ville

En 1991, avec la chute de l’ex-URSS, l’ONG est créée juridiquement. Autour du théâtre et des orphelins, des embryons d’activités éducatives et sociales s’épanouissent. Au quotidien, l’ONG fonctionne avec des bénévoles et les premiers salariés. Les représentations théâtrales et les dons des bienfaiteurs permettent d’assurer leur développement et leur pérennité. Aujourd’hui, l’éco-système est composé de 7 bâtisses, construites progressivement au cours de ces vingt dernières années. « Mes parents ont travaillé très durement pour acquérir la première maison, à l’entrée de notre « village », explique Arpine.

En plus de leur travail, ils faisaient des ménages, et, d’autres petites activités complémentaires. Puis, ils ont ouvert un restaurant et un hôtel de 5 chambres, qui servent à financer l’ensemble de nos activités. » Aujourd’hui, le rêve qui pourrait faire penser aux plus beaux contes des frères Grimm, sans les méchants, est une réalité, avec des chiffres clés significatifs. Plus de 500 enfants viennent étudier ici, après l’école obligatoire qui se termine à 15h30.

Ce sont pour la plupart des enfants fragiles et vulnérables. Il y a des enfants handicapés. L’ONG est au service de l’enfance, mais, aussi, de toute la famille. Dans l’atelier poterie, plusieurs familles ont investi les lieux. Ils apprennent à fabriquer de la vaisselle en terre cuite, qui serviront pour la cuisine du restaurant.

Les valeurs inclusives

Plus loin, avant la deuxième cour intérieure qui dessert le restaurant et le petit hôtel, un autre groupe scolaire vient d’arriver. Ils chantent autour du four qui sert à cuire la célèbre galette arménienne, la lavash. Le four est profond, et, fait presque deux mètres. Cuites au feu de bois, les galettes sont préparées par deux dames qui ont l’âge de la retraite. Arpine explique que « ces deux personnes font parties de nos 150 employés. Elles font partie de notre programme de développement inclusif. Elles ont plus de 63 ans et sont à la retraite. Mais, elles ne peuvent pas vivre de leur pension. Et, puis, elles se retrouvent la plupart du temps sans vie sociale. Ici, nous les incluons, nous les rétribuons. Elles revivent. »

A cause de la pandémie, seulement 50 salariés travaillent au quotidien dans les différentes activités de l’ONG. D’autres enfants viennent d’arriver. Ils se rendent dans l’une des salles du restaurant, qui sert de salle d’exposition de peinture et d’atelier, pour confectionner des poupées en chiffons. Plus loin, des enfants s’essaient à la peinture. Plus loin, encore, c’est le célèbre tapis arménien qui est étudié de près par une demi-douzaine de tapissier en herbe. « Là, c’est plus compliqué pour les enfants, avoue Arpine, avec un sourire espiègle. » Et, puis, il y a, aussi, des cours de cuisine et de musique. Arpine ressort de la salle de restaurant et se dirige à l’entrée du « village ».

Le Centre Régional Ethnique d’Innovation

En 2015, tout le clan familial s’interroge sur les nouveaux projets qu’il souhaite lancer. La réponse est vite trouvée, ce sera une école d’innovation. En 2016, le centre est créé. A l’intérieur du bâtiment, où se trouve, également, l’atelier de photographie, des bureaux en open-space avec des ordinateurs indiquent que l’innovation passe par l’IT. Arpine explique qu’il n’y avait rien d’équivalent dans la région pour les jeunes. La première année de lancement, 50 étudiants viennent apprendre à coder et à développer des applications.

« Aujourd’hui, ils sont une centaine. Et, nous travaillons en collaboration avec les sociétés du secteur, comme Arpinet (NDLR : fondée par son père), un fournisseur d’accès internet. En même temps nous répondons à leurs besoins. Puisque les cours sont orientés en fonction de leurs futurs recrutements. »

A l’étage du centre, un groupe d’étudiants est en train de travailler sur un projet de développement IT. L’ambiance est bon-enfant. A l’écart se tient la jeune directrice du centre. Les activités de l’ONG ne s’arrêtent pas là. Il y a, aussi, une maison d’hôtes, une galerie internationale de peintures, l’organisation d’évènements et de symposiums, avec la venue d’artistes du monde entier. Enfin, l’ONG fabrique son propre vin. Arpine descend dans la vieille cave en terre battue. Puis, direction le théâtre, qui se situe juste en face du « village », de l’autre côté de la rue. Au-dessus de la porte d’entrée, deux masques vénitiens vous accueillent.

Le financement et d’illustres visiteurs

Comment fonctionne au quotidien cette fourmilière inclusive ? La question mérite d’être posée, surtout que depuis 2020, la pandémie n’a pas épargné l’ONG.

« Comme, je vous le disais, nous avons dû réduire nos effectifs. Nous sommes passés de 150 à 50 salariés, rappelle Arpine. Il y a, aussi, des volontaires, surtout des jeunes. Au départ, pour financer nos activités, nous donnions, les représentations théâtrales. Puis, nous avons ouvert le restaurant et l’hôtel. Tous les bénéfices de ces deux entités financent les activités de notre ONG, et, nos nouveaux projets. Nous avons, aussi, mis en place la possibilité de recevoir des dons. » Sur une carte apposée au mur de la galerie ouverte sur la cour intérieure, se trouve les noms des généreux donateurs.

« Avec 100 dollars, explique-t-elle, vous financez par exemple, un an de formation d’un jeune au centre d’innovation. » En 2019, le chiffres d’affaires de l’hôtel et du restaurant était en croissance. Le résultat était positif, et, représentait 5% de l’activité. Les ateliers sont auto-financés par les visiteurs. Ils étaient 56 000 en 2019 à se rendre à Machanents, et, à participer à l’une des activités. Presqu’autant que le nombre d’habitants de la ville. Parmi les illustres visiteurs, on trouve la famille royale de Belgique, le roi Albert, la reine Mathilde, et leurs 4 enfants. Ils étaient à Machanents en juin 2018. Un an plus tard, c’est au tour de la rock star Ian Gillan de se rendre à Machanents.

Une femme leader au cœur d’artiste

Arpine s’en souvient, elle qui sait monter sur scène et improviser les chansons de Patricia Kaas. Chanteuse, elle a sa propre chaîne YouTube. En 2014, elle a même été candidate à l’émission The Voice, en Arménie. Elle a, aussi, été invitée dans différentes émissions de télévision.

« Je suis, aussi, une actrice. Mais, j’aime le management. J’ai étudié la communication internationale et le tourisme international à l’université de Brusov. Et, j’ai étudié la psychologie du management. » Avec ces deux masters, un père entrepreneur, Arpine est plus qu’armée pour démultiplier le rêve de son père. Elle se dit « business woman », et, relie avec aisance l’art, l’enseignement, la cuisine, l’innovation, l’accueil, le soutien des plus fragiles, au business. Elle parle même de succès. En 2019, elle se marie avec Sos, qui travaille avec elle et qui s’occupe de la production du vin. En 2020, pendant la guerre dans le Haut-Karabakh, il s’est porté volontaire. « J’ai eu peur, mais j’étais très fière de lui. »

Sur sa page Facebook, une photo de son mari en militaire rappelle son engagement. « Notre force, notre histoire, notre réussite actuelle, nous la devons à notre foi, à notre identité, et, à notre terre ». Arpine repart, son mari vient d’arriver. Le 18 mai prochain Arpine et son équipe organisent un évènement très important : le « village » va devenir une « ville-nation avec son passeport et sa propre monnaie ». Un clin d’œil à l’Artsakh, cette république auto-proclamée du Haut-Karabakh, qui a perdu plus de 70% de ses terres arméniennes. Il servira, d’ailleurs, à financer le quotidien des familles de réfugiés.

Le rêve de Khatunarkh, celui du père d’Arpine, Grigor Machanents Babakhanyan, s’est réalisé. L’ONG Croix de l’Unité Arménienne permet aux enfants de repartir de Machanents, avec du bleu dans les yeux. Le soir, ils regardent vers le ciel étoilé. Peut-être rêvent-ils, à leur tour, de construire leurs villes ?

Texte et photos réalisés par notre envoyé spécial Antoine BORDIER


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